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Je cherchai à croiser le regard de Nino, mais il semblait avoir autre chose à faire. Je fus saisie alors, comme d’habitude sans aucune raison précise, d’un épuisement qui semblait rendre mou tout ce qui m’entourait. Je pensai qu’il m’avait peut-être fait sa déclaration parce qu’il savait déjà qu’il allait partir, et qu’il voulait me dire avant ce qu’il éprouvait pour moi. Je le regardai tandis qu’il s’essoufflait à transporter des caissettes débordantes d’objets et sentis l’erreur, la douleur de lui avoir dit non. Maintenant il s’enfuyait comme un petit oiseau.

La procession des meubles et du bric-à-brac finit par cesser. Nicola et Donato commencèrent à se passer des cordes afin d’arrimer le tout sur la charrette. Lidia Sarratore apparut, habillée comme pour aller à une fête, elle portait même un petit chapeau d’été en paille bleue. Elle poussait le landau avec son garçon le plus jeune et ses deux filles étaient à ses côtés : Marisa qui avait mon âge, huit-neuf ans, et Clelia qui en avait six. Soudain, on entendit le bruit d’objets brisés au troisième étage. Presque au même instant, Melina se mit à crier. Ses hurlements étaient tellement déchirants que je vis Lila se mettre les mains sur les oreilles. La voix pleine de détresse d’Ada, le deuxième enfant de Melina, résonna aussi, elle criait : maman, non, maman ! Après un moment d’hésitation, je me bouchai les oreilles à mon tour. Mais alors des objets commencèrent à voler par la fenêtre et ma curiosité fut telle que je libérai mes tympans, comme si j’avais besoin de sons bien clairs pour comprendre. Melina, toutefois, ne criait pas des mots mais seulement « Aaah, aaah ! », comme si elle était blessée. On ne la voyait pas et rien n’apparaissait d’elle, pas même le bras ou la main qui lançait les objets. Des casseroles en cuivre, des verres, des bouteilles et des assiettes semblaient s’envoler par la fenêtre, mus par leur seule volonté : dans la rue, Lidia Sarratore filait tête baissée, le dos courbé sur le landau, ses filles derrière elle ; Donato grimpait sur la charrette au milieu de leurs possessions ; Don Nicola retenait son cheval par le mors ; et pendant ce temps, les objets heurtaient l’asphalte, rebondissaient et se cassaient en envoyant des éclats entre les jambes nerveuses de l’animal.

Je cherchai Lila du regard. Je lui vis alors un autre visage, un visage de désarroi. Elle dut se rendre compte que je la regardais car elle disparut aussitôt de la fenêtre. Entre-temps la charrette s’ébranla. Rasant le mur, sans saluer personne, Lidia et ses quatre plus jeunes enfants se glissèrent vers la grille, tandis que Nino paraissait n’avoir aucune envie de s’en aller, comme hypnotisé par tout ce gâchis d’objets fragiles qui s’écrasaient sur l’asphalte.

Enfin je vis voler par la fenêtre une espèce de tache noire. C’était un fer à repasser, tout en fer : manche en fer et base en fer. Quand j’avais encore Tina et que je jouais à la maison, j’utilisais celui de ma mère, identique à celui-ci, avec sa forme de proue, et imaginais que c’était un bateau dans la tempête. L’objet descendit en piqué et fit un trou dans la terre avec un bruit sourd et sec, à quelques centimètres de Nino. Il manqua de le tuer – de très peu.

12

Aucun petit garçon ne déclara jamais sa flamme à Lila, et elle ne m’a jamais dit si elle en souffrit. Gigliola Spagnuolo recevait constamment des déclarations d’amour, et moi aussi j’étais très demandée. Lila en revanche ne plaisait pas, avant tout parce qu’elle était maigre comme un clou, sale et toujours marquée par quelque blessure, mais aussi parce qu’elle avait la langue bien pendue : elle inventait des surnoms humiliants et si, avec la maîtresse, elle déployait un vocabulaire italien que personne ne connaissait, avec nous elle ne parlait qu’un dialecte cinglant, plein de gros mots, qui coupait court à tout sentiment amoureux. Seul Enzo fit quelque chose qui, si ce n’était pas exactement une proposition de fiançailles, était quand même un signe d’admiration et de respect. Longtemps après lui avoir fendu le crâne avec une pierre et, me semble-t-il, avant d’être éconduit par Gigliola Spagnuolo, il nous courut après sur le boulevard et, sous mes yeux incrédules, tendit à Lila une guirlande de sorbes.

« Et qu’est-ce que j’en fais ?

— Tu les manges.

— Pas mûres ?

— Ben tu les fais mûrir.

— J’en veux pas.

— Jette-les, alors. »

C’est tout. Enzo tourna les talons et partit travailler en courant. Lila et moi éclatâmes de rire. Nous parlions peu, mais chaque fois qu’il nous arrivait quelque chose, c’était l’occasion de rire. Je lui dis simplement, d’un ton amusé :

« Moi j’aime bien ça, les sorbes. »

En fait je mentais, c’était un fruit qui ne me plaisait pas. J’étais attirée par leur couleur jaune-rouge quand elles n’étaient pas mûres, et par leur aspect compact quand elles resplendissaient au soleil. Mais lorsqu’elles mûrissaient sur les balcons et devenaient marron et molles comme de petites poires blettes, et que leur peau se détachait facilement, révélant une pulpe granuleuse dont le goût n’était pas mauvais, mais qui se défaisait d’une manière qui me rappelait les charognes de rats le long du boulevard, alors je ne les touchais même pas. Je prononçai cette phrase presque comme pour voir, espérant que Lila me les tendrait en disant : tiens, prends-les ! Je sentais que si elle me donnait le cadeau que lui avait fait Enzo, je serais plus heureuse que si elle m’offrait quelque chose à elle. Mais elle n’en fit rien, et je me rappelle encore mon impression d’avoir été trahie quand elle les ramena chez elle. Elle planta elle-même un clou à sa fenêtre. Et je la vis quand elle y suspendit la couronne.

13

Enzo ne lui fit jamais plus d’autres cadeaux. Après sa dispute avec Gigliola, qui avait raconté à tout le monde la déclaration qu’il lui avait faite, on le vit de moins en moins. Bien qu’il ait prouvé ses grandes capacités en calcul mental il était trop paresseux, de sorte que le maître ne le présenta pas à l’examen d’admission au collège : il ne le regretta pas et en fut même content. Il s’inscrivit à l’école d’apprentissage, mais de fait il travaillait déjà avec ses parents. Il se réveillait très tôt pour aller avec son père au marché aux fruits et légumes, ou pour circuler à travers notre quartier avec leur charrette pour vendre les produits de la campagne : il eut donc vite fait d’en finir avec l’école.

Nous au contraire, alors que nous nous apprêtions à terminer notre cinquième année de primaire, on nous annonça que nous étions faites pour continuer nos études. La maîtresse appela tour à tour mes parents, ceux de Gigliola et ceux de Lila, pour leur dire que nous devions absolument passer, outre l’examen de fin de primaire, celui d’admission au collège. Je tentai par tous les moyens de dissuader mon père d’envoyer auprès de la maîtresse ma mère, claudicante, l’œil strabique et surtout éternellement en colère, et de faire en sorte qu’il y aille lui, qui était portier à la mairie et savait utiliser des manières courtoises. Je n’y parvins pas. C’est elle qui s’y rendit : elle parla avec la maîtresse et rentra à la maison, très sombre.

« La maîtresse veut de l’argent. Elle dit qu’elle doit lui donner des cours supplémentaires car l’examen est difficile.

— Mais à quoi il sert, cet examen ? demanda mon père.

— À lui faire apprendre le latin.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils ont dit qu’elle était douée.

— Mais si elle est douée, pourquoi la maîtresse doit lui donner ces cours payants ?

— Pour que ça aille mieux pour elle, et pire pour nous. »

Ils discutèrent beaucoup. Au début, ma mère était opposée à cette idée et mon père indécis ; puis mon père y devint prudemment favorable et ma mère se résigna à modérer son opposition ; à la fin, ils décidèrent de me faire passer l’examen, mais toujours à la condition que si je n’étais pas excellente, ils me retiraient aussitôt du collège.

Les parents de Lila en revanche dirent non à leur fille. Nunzia Cerullo fit quelques tentatives peu convaincues, mais son père ne voulut même pas en discuter, et il gifla Rino qui lui avait dit qu’il avait tort. Ses parents étaient même enclins à ne pas aller voir la maîtresse, mais celle-ci les fit appeler par le directeur : alors Nunzia fut obligée de s’y rendre. Devant le refus timide et pourtant net de cette femme apeurée, Mme Oliviero, renfrognée mais calme, évoqua les merveilleuses rédactions de Lila, ses solutions brillantes à d’ardus problèmes mathématiques, et même ses dessins pleins de couleurs qui, quand elle s’appliquait, enchantaient toute la classe : avec ses pastels de marque Giotto chipés, elle dépeignait de façon très réaliste des princesses dotées de coiffures, de bijoux, de vêtements et de chaussures qu’on n’avait jamais vus dans aucun livre et même pas au cinéma de la paroisse. Quand le refus fut confirmé, Mme Oliviero finit par perdre son calme et elle traîna la mère de Lila chez le directeur, comme si c’était une élève indisciplinée. Mais Nunzia ne pouvait pas céder, elle n’avait pas la permission de son mari. Ainsi elle ne fit que répéter « non » jusqu’à épuisement de la maîtresse, du directeur et d’elle-même.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, Lila me dit avec son ton habituel : de toute façon, moi, l’examen, je le passe quand même. Je la crus, car lui interdire quelque chose était inutile, nous le savions tous. Elle semblait la plus forte de nous toutes, les filles, mais aussi plus forte qu’Enzo, Alfonso ou Stefano, plus forte que son frère Rino, plus forte que nos parents, plus forte que toutes les grandes personnes, y compris la maîtresse et les carabiniers qui pouvaient nous mettre en prison. Même si elle était d’aspect fragile, aucune interdiction ne tenait devant elle. Elle savait comment passer les limites sans jamais vraiment en subir les conséquences. En fin de compte les gens cédaient et, même si c’était à contrecœur, ils étaient obligés de la féliciter.