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« La maîtresse veut de l’argent. Elle dit qu’elle doit lui donner des cours supplémentaires car l’examen est difficile.

— Mais à quoi il sert, cet examen ? demanda mon père.

— À lui faire apprendre le latin.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils ont dit qu’elle était douée.

— Mais si elle est douée, pourquoi la maîtresse doit lui donner ces cours payants ?

— Pour que ça aille mieux pour elle, et pire pour nous. »

Ils discutèrent beaucoup. Au début, ma mère était opposée à cette idée et mon père indécis ; puis mon père y devint prudemment favorable et ma mère se résigna à modérer son opposition ; à la fin, ils décidèrent de me faire passer l’examen, mais toujours à la condition que si je n’étais pas excellente, ils me retiraient aussitôt du collège.

Les parents de Lila en revanche dirent non à leur fille. Nunzia Cerullo fit quelques tentatives peu convaincues, mais son père ne voulut même pas en discuter, et il gifla Rino qui lui avait dit qu’il avait tort. Ses parents étaient même enclins à ne pas aller voir la maîtresse, mais celle-ci les fit appeler par le directeur : alors Nunzia fut obligée de s’y rendre. Devant le refus timide et pourtant net de cette femme apeurée, Mme Oliviero, renfrognée mais calme, évoqua les merveilleuses rédactions de Lila, ses solutions brillantes à d’ardus problèmes mathématiques, et même ses dessins pleins de couleurs qui, quand elle s’appliquait, enchantaient toute la classe : avec ses pastels de marque Giotto chipés, elle dépeignait de façon très réaliste des princesses dotées de coiffures, de bijoux, de vêtements et de chaussures qu’on n’avait jamais vus dans aucun livre et même pas au cinéma de la paroisse. Quand le refus fut confirmé, Mme Oliviero finit par perdre son calme et elle traîna la mère de Lila chez le directeur, comme si c’était une élève indisciplinée. Mais Nunzia ne pouvait pas céder, elle n’avait pas la permission de son mari. Ainsi elle ne fit que répéter « non » jusqu’à épuisement de la maîtresse, du directeur et d’elle-même.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, Lila me dit avec son ton habituel : de toute façon, moi, l’examen, je le passe quand même. Je la crus, car lui interdire quelque chose était inutile, nous le savions tous. Elle semblait la plus forte de nous toutes, les filles, mais aussi plus forte qu’Enzo, Alfonso ou Stefano, plus forte que son frère Rino, plus forte que nos parents, plus forte que toutes les grandes personnes, y compris la maîtresse et les carabiniers qui pouvaient nous mettre en prison. Même si elle était d’aspect fragile, aucune interdiction ne tenait devant elle. Elle savait comment passer les limites sans jamais vraiment en subir les conséquences. En fin de compte les gens cédaient et, même si c’était à contrecœur, ils étaient obligés de la féliciter.

14

Aller chez Don Achille aussi, c’était interdit, mais elle décida de le faire quand même, et je la suivis. Ce fut même cette occasion qui me convainquit que rien ne pouvait l’arrêter, et que chacune de ses désobéissances débouchait sur des prodiges à couper le souffle.

Nous voulions que Don Achille nous rende nos poupées. C’est pour ça que nous montions les escaliers, même si à chaque marche j’étais sur le point de faire volte-face et de retourner dans la cour. Je sens encore la main de Lila qui saisit la mienne, et j’aime à penser qu’elle se décida à le faire non seulement parce qu’elle eut l’intuition que je n’aurais pas le courage d’arriver jusqu’au dernier étage, mais aussi parce qu’elle-même cherchait dans ce geste la force de continuer. C’est ainsi, tout près l’une de l’autre, moi du côté du mur et elle du côté de la rampe, nos mains jointes sur des paumes en sueur, que nous montâmes les dernières marches. Devant la porte de Don Achille, mon cœur battait très fort : je l’entendais dans mes oreilles, mais je me consolai en me disant que c’était aussi le bruit du cœur de Lila. Des voix provenaient de l’appartement, peut-être celles d’Alfonso, Stefano ou Pinuccia. Après une pause très longue et silencieuse devant la porte, Lila tourna la petite clef de la sonnette. Il y eut un silence, puis un bruit de savates. C’est Donna Maria qui nous ouvrit, elle portait une robe de chambre d’un vert fané. Quand elle parla, je vis dans sa bouche une dent en or très brillante. Elle crut que nous cherchions Alfonso, elle était un peu surprise. Lila lui répondit en dialecte :

« Non, c’est Don Achille que nous voulons voir.

— Dis-moi ce qu’il y a.

— Nous devons lui parler en personne. »

La femme cria :

« Achì ! »

D’autres bruits de savates. Une silhouette trapue apparut dans la pénombre. Son buste était long et ses jambes courtes, ses bras descendaient jusqu’aux genoux et il avait une cigarette à la bouche, dont on voyait la braise. Il demanda d’une voix rauque :

« Qui c’est ?

— La fille du cordonnier avec la grande des Greco. »

Don Achille entra dans la lumière et, pour la première fois, nous le vîmes vraiment. Aucun minéral, aucun scintillement de verre. Son visage long était fait de chair, et ses cheveux frisottaient juste au-dessus de ses oreilles, tandis que le centre de sa tête était tout brillant. Ses yeux étincelaient, leur blanc veiné de petits ruisseaux rouges, sa bouche était large et fine, et il avait un gros menton avec une fossette au milieu. Je le trouvai laid, mais pas autant que je l’avais imaginé.

« Ben quoi ?

— Les poupées ! dit Lila.

— Quelles poupées ?

— Les nôtres.

— Ici, on n’a pas besoin de vos poupées.

— Vous les avez prises dans la cave. »

Don Achille se tourna et cria vers l’intérieur de l’appartement :

« Pinù, c’est toi qui as pris la poupée de la fille du cordonnier ?

— Non, c’est pas moi.

— Alfò, c’est toi qui l’as prise ? »

Des rires.

Lila, immobile, lança – et je me demande bien d’où lui venait ce courage :

« C’est vous qui les avez prises, on vous a vu ! »

Il y eut un moment de silence.

« Ah, vous m’avez vu ?

— Oui, et vous les avez mises dans votre grand sac noir. »

En entendant ces derniers mots, l’homme plissa le front, agacé.

Je n’arrivais pas à croire que nous étions là, devant Don Achille, avec Lila qui lui parlait comme ça et lui qui la fixait d’un air perplexe, pendant que dans le fond on entrevoyait Alfonso, Stefano, Pinuccia et Donna Maria qui mettait la table pour le dîner. Je n’arrivais pas à croire que c’était une personne banale : il était un peu petit, chauve et disproportionné, mais banal. Du coup je m’attendais qu’il se transforme d’un moment à l’autre.

Don Achille répéta, comme pour bien comprendre le sens de ces mots :

« J’ai pris vos poupées et je les ai mises dans mon sac noir ? »

J’eus l’intuition qu’il n’était pas en colère mais que, tout à coup, il se sentait las, comme s’il recevait la confirmation de quelque chose qu’il savait déjà. Il dit quelques mots en dialecte que je ne compris pas, et Maria cria :

« Achì, c’est prêt !

— J’arrive. »

Don Achille porta sa grosse et large main à la poche-revolver de son pantalon. Nous nous serrâmes très fort la main, nous attendant qu’il en sorte un couteau. Mais c’est un portefeuille qu’il en tira : il l’ouvrit, regarda à l’intérieur et tendit à Lila de l’argent, je ne sais plus combien :

« Allez vous les acheter, vos poupées », dit-il.

Lila attrapa l’argent et me tira dans les escaliers. Se penchant au-dessus de la rampe, il bougonna :

« Et rappelez-vous que c’est moi qui vous les ai offertes. »

Je dis en italien, faisant attention à ne pas tomber dans les escaliers :

« Bonsoir et bon appétit ! »

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