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J’eus bien de la peine quand elle me l’apporta pour que je le lise, mais je ne dis rien, au contraire je retins ma déception et lui fis grande fête. Il s’agissait d’une dizaine de feuilles quadrillées, pliées et fermées avec une épingle à couture. La couverture était illustrée avec des pastels, et je me souviens du titre : il s’intitulait « La Fée bleue ». Ah, comme il était passionnant, et plein de mots difficiles ! Je lui conseillai de le faire lire à la maîtresse. Elle refusa. Je la suppliai et proposai de le lui donner. Peu convaincue, elle fit signe qu’elle acceptait.

Un jour où j’étais chez Mme Oliviero pour mon cours, je profitai d’un moment où Gigliola était aux toilettes pour sortir « La Fée bleue ». J’expliquai que c’était un superbe roman écrit par Lila, et que Lila voulait qu’elle le lise. Mais la maîtresse, qui ces cinq dernières années avait toujours été enthousiaste de tout ce que faisait Lila – méchancetés mises à part –, répliqua froidement :

« Dis à Cerullo qu’elle ferait mieux de travailler pour l’examen, au lieu de perdre son temps. » Elle garda quand même le roman de Lila, qu’elle posa sur la table sans daigner lui accorder un regard.

Ce comportement me désorienta. Que s’était-il passé ? Elle s’était fâchée avec la mère de Lila ? Elle avait étendu sa colère à Lila elle-même ? Elle était déçue parce que les parents de mon amie n’avaient pas voulu lui donner de l’argent ? Je ne compris pas. Quelques jours plus tard, je lui demandai prudemment si elle avait lu « La Fée bleue ». Elle me répondit d’une manière insolite, obscure, comme si seulement elle et moi pouvions vraiment nous comprendre :

« Greco, tu sais ce que c’est, la plèbe ?

— Oui : la plèbe, les tribuns de la plèbe, les Gracques.

— La plèbe, c’est vraiment pas du joli.

— Ben non.

— Et si quelqu’un veut rester dans la plèbe, lui, ses enfants et les enfants de ses enfants, il ne mérite rien. Laisse tomber Cerullo, et pense à toi. »

Mme Oliviero ne reparla jamais de « La Fée bleue ». Lila m’en demanda des nouvelles deux ou trois fois, puis elle abandonna. Elle déclara sombrement :

« Dès que j’ai le temps, j’en écris un autre : celui-là n’était pas bon.

— Il était magnifique.

— Il était nul. »

Mais elle devint moins vive, surtout en classe, sans doute parce qu’elle se rendit compte que Mme Oliviero ne chantait plus ses louanges, et était même parfois agacée par ses excès de bravoure. Quand ce fut la compétition de fin d’année, elle finit quand même la première, mais sans son côté effronté d’autrefois. À la fin de la journée, le directeur soumit les élèves restés en lice – à savoir Lila, Gigliola et moi – à un problème très difficile qu’il avait inventé lui-même. On peina, Gigliola et moi, sans résultat. Lila, comme d’habitude, réduisit ses yeux à deux fentes et s’appliqua à la tâche. Elle fut la dernière à capituler. Elle annonça d’un ton timide, inhabituel pour elle, qu’il était impossible de résoudre ce problème car il y avait une erreur dans l’énoncé, mais elle ne savait pas où. Tonnerre de Zeus ! Mme Oliviero lui passa un énorme savon. Je voyais Lila au tableau, toute menue, la craie à la main et très pâle, assaillie par des rafales de phrases agressives. Je souffrais pour elle, je ne supportais pas la vue du tremblement de sa lèvre inférieure et j’étais sur le point d’éclater en sanglots.

« Quand on ne sait pas résoudre un problème, conclut Mme Oliviero glaciale, on ne dit pas : il y a une erreur dans l’énoncé, mais : je ne suis pas capable de le résoudre. »

Le directeur garda le silence. Pour autant que je me souvienne, la journée finit comme ça.

16

Peu avant l’examen de fin de primaire, Lila me poussa encore à faire l’une de ces choses que, toute seule, je n’aurais jamais eu le courage de faire. Nous décidâmes de ne pas aller à l’école et de franchir les frontières de notre quartier.

Ça ne nous était jamais arrivé. Aussi loin que je me souvienne, je ne m’étais jamais éloignée de nos immeubles blancs de quatre étages, de notre cour, de la paroisse et du jardin public, et n’en avais jamais éprouvé le désir. Des trains passaient toute la journée au fond de la campagne, des voitures et des camions allaient et venaient sur le boulevard, et pourtant je ne me rappelle pas la moindre occasion où j’aurais pu demander à mon père, à la maîtresse ou à moi-même : mais ils vont où, ces trains, ces voitures, ces camions ? Dans quelle ville, dans quel monde ?

Lila non plus n’avait jamais montré aucun intérêt particulier pour cette question, pourtant ce jour-là elle organisa tout. Elle me dit de raconter à ma mère qu’après l’école nous irions toutes chez la maîtresse pour fêter la fin de l’année scolaire : quand je m’efforçai de lui rappeler que les institutrices n’avaient jamais invité toutes leurs jeunes élèves chez elles pour une fête, elle répondit que c’était précisément pourquoi il fallait raconter ça. L’événement semblerait tellement exceptionnel qu’aucun de nos parents n’oserait aller demander à l’école si c’était vrai. Comme d’habitude je lui fis confiance, et tout se passa exactement comme elle l’avait prévu. Chez moi tout le monde y crut, non seulement mon père et mes frères mais aussi ma mère.

La veille je n’arrivai pas à m’endormir. Qu’y avait-il donc au-delà de notre quartier, au-delà de ce périmètre que nous connaissions par cœur ? Derrière chez nous s’élevaient une petite colline recouverte d’arbres et quelques rares constructions qui longeaient les rails brillants. Devant, de l’autre côté du boulevard, commençait une route pleine de trous qui suivait les étangs. À droite, en sortant par le portail, une plate campagne s’étendait, sans un arbre et sous un ciel énorme. À gauche il y avait un tunnel avec trois entrées ; mais si par une belle journée on grimpait jusqu’à la voie ferrée on voyait, derrière des maisons basses, quelques murs en tuf et une épaisse végétation, se dresser une montagne bleu ciel dotée de deux sommets, l’un plus haut que l’autre : elle s’appelait le Vésuve et c’était un volcan.

Mais rien de ce que nous avions sous les yeux tous les jours, ou de ce que nous pouvions voir en escaladant la colline, ne nous impressionnait. Habituées par nos manuels scolaires à parler savamment de ce que nous n’avions jamais vu, c’était l’invisible qui nous attirait. Lila disait que dans la direction du Vésuve, justement, il y avait la mer. Rino y était allé et lui avait raconté que c’était de l’eau bleue et scintillante : un spectacle merveilleux. Le dimanche, surtout l’été mais souvent l’hiver aussi, il courait s’y baigner avec ses amis, et il lui avait promis de l’emmener. Bien sûr, il n’était pas le seul à avoir vu la mer, et d’autres personnes que nous connaissions l’avaient vue aussi. Une fois, Nino Sarratore et sa sœur Marisa nous en avaient parlé comme s’ils trouvaient normal d’y aller de temps en temps pour manger des taralli et des fruits de mer. Gigliola Spagnuolo aussi y avait été. Nino, Marisa et elle avaient la chance d’avoir des parents qui emmenaient leurs enfants se promener très loin, et pas seulement faire deux pas dans le jardinet de la paroisse. Les nôtres n’étaient pas ainsi : le temps leur manquait, mais aussi l’argent et l’envie. À vrai dire, il me semblait avoir un vague souvenir bleuté de la mer : ma mère soutenait qu’elle m’y avait emmenée quand j’étais petite et qu’elle avait dû faire des bains de sable pour sa jambe vexée. Mais je ne croyais pas beaucoup ma mère et, Lila ignorant tout de la mer, je lui avouais n’en rien savoir non plus. C’est ainsi qu’elle eut l’idée de faire comme Rino, de se mettre en chemin et d’y aller seule. Elle me convainquit de l’accompagner. Le lendemain.