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Nous comprîmes vite que rien ne s’était passé comme prévu. Le ciel s’était fait tout noir au-dessus de notre quartier juste à l’heure de la sortie des classes. Ma mère était venue à l’école avec un parapluie pour m’accompagner à la fête chez la maîtresse. Elle avait découvert que je n’y étais pas et qu’il n’y avait aucune fête. Elle me cherchait depuis des heures. Quand je vis de loin sa silhouette qui claudiquait à grand-peine, je quittai aussitôt Lila pour qu’elle ne s’en prenne pas à elle et courus à sa rencontre. Elle ne me laissa même pas le temps de parler. Elle me donna des gifles et des coups de parapluie, hurlant qu’elle me tuerait si je faisais encore une chose pareille.

Lila passa à travers : chez elle, personne ne s’était aperçu de rien.

Le soir, ma mère raconta tout à mon père et l’obligea à me battre. Il s’énerva parce qu’il ne voulait pas et ils finirent par se disputer. Alors il lui flanqua une gifle puis, en colère contre lui-même, me fila une bonne raclée. Pendant toute la nuit je tentai de saisir ce qui s’était réellement passé. Nous devions aller à la mer et nous n’y étions pas allées, je m’étais ramassé des coups pour rien. Une mystérieuse inversion des rôles s’était produite : malgré la pluie, j’aurais voulu continuer à avancer, je me sentais loin de tout et de tous, et cette distance – c’est la première fois que je le découvrais – éteignait en moi tout lien et toute préoccupation ; Lila au contraire avait brusquement regretté son propre plan, avait renoncé à la mer et avait voulu rentrer dans les frontières de notre quartier. Je n’y comprenais rien.

Le lendemain, je ne l’attendis pas devant le portail et allai seule à l’école. Nous nous retrouvâmes dans le jardin public : elle découvrit les bleus que j’avais sur les bras et me demanda ce qui s’était passé. Je haussai les épaules : à quoi bon y revenir ?

« Ils t’ont seulement tapée ?

— Et qu’est-ce que tu voulais qu’ils me fassent d’autre ?

— Ils t’envoient toujours apprendre le latin ? »

Je la fixai, perplexe.

Était-ce donc possible ? M’avait-elle entraînée avec elle dans l’espoir que mes parents, en guise de punition, ne m’enverraient plus au collège ? Ou m’avait-elle ramenée à la maison en toute hâte justement pour m’éviter cette punition ? Ou encore – c’est ce que je me demande aujourd’hui – avait-elle suivi à des moments différents ces deux désirs ?

17

Nous passâmes ensemble l’examen de fin de primaire. Quand elle se rendit compte que je passerais aussi celui d’admission au collège, l’énergie vint à lui manquer. Il se produisit alors quelque chose qui surprit tout le monde : je réussis mes deux examens avec des dix sur dix partout ; Lila réussit son examen avec des neuf partout et un huit en arithmétique.

Elle n’eut pas un mot de colère ni de mauvaise humeur. En revanche elle se mit à faire bande à part avec Carmela Peluso, la fille du menuisier joueur, comme si je ne lui suffisais plus. En quelques jours nous devînmes un trio, mais moi qui avais fini première à l’école, j’étais presque toujours la troisième au sein de ce trio. Elles parlaient et plaisantaient tout le temps entre elles ou, plus précisément, Lila parlait et plaisantait tandis que Carmela écoutait et s’amusait. Quand nous allions nous promener entre l’église et le boulevard, Lila se tenait toujours au milieu et nous à ses côtés. Si je sentais qu’elle se rapprochait de Carmela, cela me faisait de la peine et j’avais envie de rentrer chez moi.

Lors de cette dernière phase elle était comme étourdie, on aurait dit qu’elle était victime d’un coup de soleil. Il faisait déjà très chaud et nous nous trempions souvent la tête dans la petite fontaine. Je me souviens d’elle les cheveux et le visage dégoulinant, qui n’arrêtait pas de parler de l’année suivante, quand nous irions au collège. C’était devenu son sujet préféré et elle le traitait comme si c’était un de ces récits qu’elle avait l’intention d’écrire pour devenir riche. Désormais, quand elle parlait elle s’adressait de préférence à Carmela Peluso, qui avait eu des sept partout à l’examen et n’avait pas passé l’examen d’admission non plus.

Lila avait de grands talents de conteuse et tout semblait vrai – l’école où nous irions, nos professeurs –, elle savait me faire rire et me faire peur. Un matin pourtant je l’interrompis :

« Lila, lui dis-je, toi tu ne peux pas aller au collège parce que tu n’as pas passé l’examen. Ni toi ni Peluso ne pouvez y aller. »

Elle se mit en colère. Elle répondit qu’elle irait au collège de toute façon, examen ou pas examen.

« Carmela aussi ?

— Oui.

— Ce n’est pas possible.

— C’est ce que tu vas voir. »

Mais mes paroles durent lui faire un sacré choc. Dès lors elle cessa ses récits sur notre futur de collégiennes et retomba dans le silence. Puis, avec une détermination inattendue, elle se mit à tourmenter toute sa famille en criant qu’elle voulait apprendre le latin comme Gigliola Spagnuolo et moi. Elle s’en prit surtout à Rino, qui avait promis de l’aider et ne l’avait pas fait. Il était inutile de lui expliquer que désormais il n’y avait plus rien à faire, elle devenait encore plus déraisonnable et agressive.

Au début de l’été, je fus envahie par un sentiment sur lequel j’ai du mal à mettre des mots. Je voyais qu’elle était nerveuse et méchante comme elle l’avait toujours été et j’en étais contente car ainsi, je la reconnaissais. Mais je percevais aussi, derrière ses vieilles manières de faire, une peine qui m’agaçait. Elle souffrait et sa douleur me déplaisait. Je l’aimais mieux quand elle était différente de moi, le plus éloignée possible de mes angoisses. Découvrir sa fragilité me mettait mal à l’aise et, par des méandres secrets, ce sentiment se transformait en un besoin de supériorité. Dès que je le pouvais, avec prudence, et surtout quand Carmela Peluso n’était pas avec nous, je trouvais le moyen de lui rappeler que mon bulletin avait été meilleur que le sien. Dès que je le pouvais, avec prudence, je lui signalais que j’irais au collège et pas elle. Cesser d’être la deuxième et la dépasser me sembla, pour la première fois, un succès. Elle dut s’en rendre compte car elle devint encore plus dure mais pas avec moi, avec sa famille.

Souvent, quand j’attendais qu’elle descende dans la cour, j’entendais ses hurlements qui arrivaient par la fenêtre. Elle lançait des insultes dans un dialecte de la rue des plus agressifs : elle était tellement violente qu’en l’écoutant des idées d’ordre et de respect me venaient, car il ne me semblait pas juste qu’elle traite les grands de cette façon, y compris son frère. C’est vrai que son père Fernando le cordonnier, quand ça lui prenait, pouvait devenir mauvais. Mais tous les pères avaient des accès de fureur. Et puis le sien, quand elle ne le provoquait pas, était un homme doux, sympathique, et un grand travailleur. De visage, il ressemblait à un acteur qui s’appelait Randolph Scott, mais sans en avoir la finesse. Il était plus rustre, sans rien de lumineux, une espèce de barbe toute noire lui montait jusque sous les yeux et la crasse était fichée dans chaque sillon de ses mains larges et courtes, ainsi que sous ses ongles. Il plaisantait volontiers. Quand je me rendais chez Lila il prenait mon nez entre son index et son majeur et faisait semblant de me l’enlever. Il voulait me faire croire qu’il me l’avait volé et que maintenant mon nez se débattait, prisonnier entre ses doigts, s’efforçant de lui échapper et de retourner sur mon visage. Cela me faisait rire. Mais si Rino, Lila ou ses autres enfants l’énervaient alors moi aussi, l’entendant depuis la rue, j’étais effrayée.