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À un moment donné quelqu’un frappa à la porte et Mme Peluso alla ouvrir. Des exclamations, des cris. Nous passâmes toutes trois la tête dans le couloir : c’étaient les carabiniers, des personnages que nous craignions beaucoup. Les carabiniers se saisirent d’Alfonso et l’emmenèrent. Il se débattait, hurlait, appelait par leurs noms ses enfants – Pasquale, Carmela, Ciro, Immacolata –, s’agrippait aux meubles qu’il avait faits de ses mains, aux chaises, à Giuseppina, et jurait qu’il n’avait pas tué Don Achille, qu’il était innocent. Carmela pleurait, désespérée, tout le monde pleurait et je me mis à pleurer moi aussi. Pas Lila : Lila avait ce regard qu’elle avait eu des années auparavant pour Melina, mais avec une différence ; en ce moment, même si elle était immobile, elle semblait suivre les mouvements d’Alfredo Peluso qui lançait des hurlements rauques – aaaah – et effrayants.

C’est la scène la plus terrible à laquelle nous assistâmes pendant notre enfance, et elle me marqua beaucoup. Lila s’occupa de Carmela et la réconforta. Elle lui disait que, si c’était vraiment son père, il avait très bien fait de tuer Don Achille, mais que d’après elle ce n’était pas lui : il était certainement innocent et sortirait bientôt de prison. Elles chuchotaient constamment entre elles et, si je m’approchais, s’éloignaient un peu pour éviter que je ne les entende.

ADOLESCENCE

Histoire des chaussures

1

Le 31 décembre 1958 Lila eut son premier épisode de délimitation. Le terme n’est pas de moi : c’est elle qui a toujours utilisé ce mot, en en détournant le sens normal. Elle expliquait qu’en ces occasions, les limites des personnes et des objets semblaient soudain s’effacer. Quand cette nuit-là, sur la terrasse où nous fêtions l’arrivée de 1959, elle fut brusquement envahie d’une sensation de ce genre, elle prit peur et garda cette expérience pour elle, encore incapable de lui donner un nom. Ce n’est que des années plus tard, un soir de novembre 1980 – nous avions alors trente-six ans toutes les deux, étions mariées et avions des enfants –, qu’elle me raconta par le détail ce qui lui était arrivé ce jour-là, et ce qui lui arrivait encore : c’est alors qu’elle eut recours à ce terme pour la première fois.

Nous étions dehors, sur le toit d’un des immeubles du quartier. Malgré le grand froid nous avions mis des robes légères et décolletées pour nous faire belles. Nous regardions les garçons, qui étaient joyeux et agressifs : autant de silhouettes noires emportées par la fête, la nourriture et le mousseux. Ils allumaient les mèches des feux d’artifice pour fêter la nouvelle année, un rite à la réalisation duquel Lila, comme je le raconterai plus tard, avait activement collaboré ; à présent elle était heureuse et regardait les lignes de feu dans le ciel. Mais tout à coup – me raconta-t-elle – en dépit du froid elle s’était sentie couverte de sueur. Elle avait eu l’impression que tout le monde criait trop fort et bougeait trop vite. Cette sensation avait été accompagnée de nausée, et elle avait eu l’impression que quelque chose d’absolument matériel qui se trouvait autour d’elle, de tout le monde et de toute chose depuis toujours, mais sans que l’on puisse s’en rendre compte, était en train de se révéler en brisant le contour des personnes et des objets.

Son cœur s’était mis à battre de manière incontrôlable. Les hurlements qui sortaient de la gorge de tous ceux qui s’agitaient sur la terrasse au milieu de la fumée et des explosions avaient commencé à la remplir d’horreur, comme si leur sonorité obéissait à des lois nouvelles et inconnues. Elle avait été prise de nausée ; le dialecte avait perdu toute familiarité, et la manière dont nos gorges humides mouillaient les mots dans notre salive lui était insupportable. Son sentiment de révulsion se déversait sur tous les corps en mouvement, sur leur structure osseuse et sur la frénésie qui les agitait. Nous sommes tellement ratés, avait-elle pensé, et pleins de défaillances ! Toutes ces larges épaules, ces bras, ces jambes, ces oreilles, ces nez et ces yeux lui avaient semblé les attributs d’êtres monstrueux tombés de quelque sombre recoin du ciel. Et son dégoût, Dieu sait pourquoi, s’était surtout concentré sur le corps de son frère Rino, la personne qui lui était la plus proche, celle qu’elle aimait le plus.

Elle avait eu l’impression de le voir pour la première fois tel qu’il était vraiment : une forme animale râblée et trapue, la plus hurlante, féroce, avide et mesquine de toutes. Le tumulte de son cœur l’avait débordée et elle s’était sentie étouffer. Trop de fumée, trop de cette odeur âcre et trop d’éclairs de feu dans la nuit glacée. Lila avait tenté de se calmer et s’était dit : je dois attraper ce trait qui est en train de me traverser et le jeter loin de moi. Mais c’est alors qu’elle avait entendu, au milieu des hurlements de jubilation, une espèce d’ultime détonation, et quelque chose comme le souffle d’une aile était passé près d’elle. Quelqu’un ne tirait plus de feux d’artifice ni de pétards, mais des coups de pistolet. Son frère Rino criait d’insupportables obscénités en direction des éclairs jaunâtres.

Quand elle me fit ce récit, Lila m’expliqua aussi que si ce jour-là fut le premier où elle perçut clairement ce phénomène qu’elle appelait la délimitation, ce n’était pourtant pas tout à fait une nouveauté pour elle. Par exemple, elle avait déjà souvent eu la sensation d’être transportée pendant quelques fractions de seconde à l’intérieur d’une personne, d’un objet, d’un nombre ou d’une syllabe dont elle violait les contours. Le jour où son père l’avait jetée par la fenêtre, elle avait eu l’absolue certitude, au moment précis où elle volait vers l’asphalte, que de petits animaux rougeâtres, très amicaux, étaient en train de faire fondre le revêtement de la route pour le transformer en une matière lisse et molle. Mais cette nuit de la Saint-Sylvestre, c’était la première fois qu’elle sentait des entités inconnues qui brisaient le profil du monde et en dévoilaient l’effrayante nature. C’était ce qui l’avait bouleversée.

2

Quand on enleva son plâtre à Lila, c’est un petit bras tout blanc mais en parfait état de marche qui réapparut ; son père Fernando parvint alors à se mettre d’accord avec lui-même et, sans se prononcer directement mais par l’intermédiaire de Rino et de sa femme Nunzia, il accepta qu’elle fréquente une école pour apprendre je ne sais trop quoi – la sténodactylographie, la comptabilité, l’économie domestique ou ces trois matières à la fois.

Elle n’y alla pas de bon cœur. Nunzia fut convoquée par les professeurs parce que sa fille avait de nombreuses absences injustifiées, perturbait les cours, refusait de répondre quand elle était interrogée et, quand elle avait des exercices à faire, les expédiait en cinq minutes avant d’embêter ses camarades. À un moment donné elle attrapa une très mauvaise grippe, elle qui n’était jamais malade, et elle eut l’air de l’accueillir avec une sorte d’abandon, à tel point que le virus ne tarda pas à lui ôter toute énergie. Les jours passaient et elle n’arrivait pas à se remettre. À peine essayait-elle de sortir à nouveau, encore plus pâle qu’à l’ordinaire, que la fièvre la reprenait. Un jour je la vis dans la rue et elle me fit penser à un spectre, celui d’une enfant qui avait mangé des baies vénéneuses, tel que je l’avais vu dans un livre de Mme Oliviero. Peu après la rumeur courut qu’elle allait bientôt mourir, ce qui me causa une anxiété insupportable. Mais elle finit par récupérer, presque malgré elle. En revanche, sous prétexte qu’elle n’en avait pas la force elle alla de moins en moins à l’école, et à la fin de l’année elle fut recalée.