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Cela fait au moins trois décennies qu’elle me répète vouloir disparaître sans laisser de trace, et il n’y a que moi qui sache vraiment ce qu’elle veut dire. Elle n’a jamais eu à l’esprit une quelconque fugue, un changement d’identité, ou rêvé de refaire sa vie ailleurs. Et elle n’a jamais pensé au suicide, dégoûtée comme elle est à l’idée que Rino se retrouve avec son corps et soit obligé de s’en occuper. Son intention a toujours été différente : elle voulait se volatiliser, disperser chacune de ses cellules, et qu’on ne retrouve plus rien d’elle. Et comme je la connais bien, ou du moins je crois la connaître, je parie qu’elle a trouvé un moyen de ne pas laisser la moindre trace dans ce monde, pas un cheveu, nulle part.

3

Les jours ont passé. J’ai surveillé ma messagerie électronique et mon courrier, mais sans espoir. Je lui ai écrit très souvent, mais elle ne m’a presque jamais répondu : cela a toujours été son habitude. Elle préférait le téléphone ou les longues nuits passées à bavarder quand je descendais à Naples.

J’ai ouvert mes tiroirs et les boîtes en métal dans lesquelles je conserve des souvenirs de toutes sortes – bien peu de chose. J’ai jeté beaucoup d’affaires, en particulier la concernant, et elle le sait. J’ai découvert que je n’ai rien d’elle, pas une photo, pas un message, pas un petit cadeau. Je m’en suis étonnée moi-même. Est-il possible qu’en tant d’années elle ne m’ait rien laissé d’elle, ou pis encore, que je n’aie jamais voulu garder quelque chose d’elle ? Oui, c’est bien possible.

Cette fois, c’est moi qui ai téléphoné à Rino, même si je l’ai fait à contrecœur. Il ne répondait ni sur son fixe ni sur son portable. Il m’a rappelée dans la soirée, à sa convenance. Il parlait avec une voix qui essayait d’apitoyer :

« J’ai vu que tu as appelé. Tu as des nouvelles ?

— Non. Et toi ?

— Aucune. »

Il m’a tenu des propos désordonnés. Il voulait aller à la télé, à l’émission qui s’occupe des personnes disparues : y lancer un appel, demander pardon à sa mère pour tout et la supplier de rentrer.

Je l’ai écouté patiemment et puis lui ai demandé :

« Tu as regardé dans son armoire ?

— Pour quoi faire ? »

Naturellement il ne lui était jamais venu à l’esprit de faire ce qui était le plus évident.

« Va voir. »

Il y est allé et s’est rendu compte qu’il n’y avait rien, même pas un vêtement de sa mère, d’été ou d’hiver, seulement de vieux cintres. Je l’ai envoyé fouiller la maison. Ses chaussures avaient disparu. Ses quelques livres aussi. Disparues toutes les photos. Disparus les films. Disparu son ordinateur, même les vieilles disquettes qu’on utilisait autrefois, tout, la moindre trace de ses activités de fée de l’électronique – elle qui avait fait ses premières armes avec les ordinateurs dès la fin des années soixante-dix, à l’époque des fiches perforées. Rino était stupéfait. Je lui ai proposé :

« Prends tout le temps que tu veux, et ensuite appelle-moi pour me dire si tu as trouvé ne serait-ce qu’une épingle qui lui appartienne. »

Il m’a rappelée le lendemain, très agité :

« Il n’y a rien.

— Rien du tout ?

— Non. Elle a découpé son image sur toutes les photos où nous étions ensemble, même celles de quand j’étais petit.

— Tu as bien regardé ?

— Partout.

— Même à la cave ?

— Partout, je t’ai dit. Même la boîte qui contenait ses papiers officiels a disparu – les trucs comme les vieux extraits de naissance, les abonnements téléphoniques ou récépissés de paiements. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quelqu’un a tout volé ? Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’ils nous veulent, à ma mère et moi ? »

Je l’ai rassuré et lui ai recommandé de garder son calme : il était hautement improbable que quelqu’un veuille quoi que ce soit de lui !

« Je peux venir quelques jours chez toi ?

— Non.

— S’il te plaît, je n’arrive pas à dormir.

— Débrouille-toi, Rino, je n’y peux rien. »

J’ai raccroché et quand il m’a rappelée, je n’ai pas répondu. Je me suis assise à mon bureau.

Lila va trop loin, comme d’habitude, ai-je pensé.

Elle élargissait outre mesure le concept de trace. Non seulement elle voulait disparaître elle-même, maintenant, à soixante-six ans, mais elle voulait aussi effacer toute la vie qu’elle laissait derrière elle.

Je me suis sentie pleine de colère.

Voyons qui l’emporte cette fois, me suis-je dit. J’ai allumé mon ordinateur et ai commencé à écrire notre histoire dans ses moindres détails, tout ce qui me restait en mémoire.

ENFANCE

Histoire de Don Achille

1

Un jour, Lila et moi décidâmes de monter l’escalier qui conduisait, marche après marche, étage après étage, jusqu’à la porte de l’appartement de Don Achille : c’est ainsi que notre amitié commença.

Je me rappelle la lumière mauve de la cour et les odeurs d’une douce soirée de printemps. Nos mères préparaient le dîner et c’était l’heure de rentrer mais nous nous attardions, occupées à mettre notre courage à l’épreuve, par défi et sans jamais nous adresser la parole. Depuis quelque temps, à l’école et en dehors, nous ne faisions que cela. Lila glissait la main, puis tout le bras, dans la gueule noire d’une bouche d’égout, et juste après je faisais de même, le cœur battant, espérant que les cafards ne me courraient pas sur la peau et que les rats ne me mordraient pas. Lila grimpait jusqu’à la fenêtre de Mme Spagnuolo, au rez-de-chaussée, se pendait à la barre de fer où passait le fil à linge, se balançait et puis se laissait glisser jusqu’au trottoir, et moi je le faisais aussitôt à mon tour, même si j’avais peur de tomber et de me faire mal. Lila s’enfonçait sous la peau l’épingle de nourrice rouillée qu’elle avait trouvée dans la rue je ne sais quand, mais qu’elle gardait dans sa poche comme si c’était le cadeau d’une fée : moi j’observais la pointe de métal qui creusait un tunnel blanchâtre dans sa paume puis, quand elle l’enlevait et me la tendait, je faisais pareil.

Tout à coup, elle me lança un de ses regards bien à elle, immobile, les yeux plissés, et se dirigea vers l’immeuble où habitait Don Achille. La peur me figea le sang. Don Achille, c’était l’ogre des contes, et j’avais interdiction absolue de l’approcher, lui parler, le regarder ou l’épier : il fallait faire comme si sa famille et lui n’existaient pas. Il était craint et haï, dans ma famille mais pas seulement, sans que je sache d’où ça venait. Mon père en parlait d’une telle façon que je l’avais imaginé gros, couvert de cloques violacées et constamment hors de lui, malgré ce « Don » qui évoquait au contraire, pour moi, une autorité calme. C’était un être fait de je ne sais quelle matière – fer, verre ou ortie – mais vivant, vivant avec un souffle brûlant qui lui sortait par le nez et la bouche. Je croyais que si je le voyais ne serait-ce que de loin, il me planterait dans les yeux quelque objet acéré et chauffé à blanc. Et si j’avais la folie de m’approcher de la porte de son appartement, là il me tuerait.

J’attendis un peu pour voir si Lila changeait d’avis et faisait volte-face. Je savais ce qu’elle voulait faire et j’avais inutilement espéré que cela lui sortirait de l’esprit – mais pas du tout. Les lampadaires n’étaient pas encore allumés et la lumière dans les escaliers non plus. Des voix énervées provenaient des appartements. Pour la suivre, il fallait que je quitte la lueur bleutée de la cour et que je pénètre dans le noir du hall d’entrée. Je me décidai : au début je ne vis rien et ne sentis qu’une odeur de renfermé et de DDT ; puis je m’habituai à l’obscurité et découvris Lila assise sur la première marche des escaliers. Elle se leva et nous commençâmes à monter.