Eh bien oui. Et elle me le disait sur un ton que je ne lui connaissais pas, un peu étouffé même si, comme toujours, il était brusque. J’ai suggéré à Carmela, me raconta-t-elle, que dans un roman ou dans un film la fille de l’assassin tomberait amoureuse du fils de la victime. C’était une possibilité : pour que cela soit un fait réel, il aurait fallu que naisse un véritable amour. Mais Carmela n’avait rien compris, et dès le lendemain elle était allée raconter à tout le monde qu’elle était amoureuse d’Alfonso : un mensonge pour se faire mousser aux yeux des autres filles, mais qui sait quelles conséquences il pourrait avoir ! Nous en discutâmes longuement. Nous avions douze ans et nous marchions sans fin dans les rues brûlantes du quartier, au milieu des mouches et de la poussière que les vieux camions soulevaient sur leur passage, comme deux petites vieilles qui font le point sur leur vie pleine de déceptions, en se serrant l’une contre l’autre. Je me disais que personne ne nous comprenait et que nous seules pouvions nous comprendre. Et toutes deux, nous étions aussi les seules à comprendre que la chape qui pesait sur notre quartier depuis toujours – c’est-à-dire aussi loin que remontait notre mémoire – s’allégerait au moins un peu si ce n’était pas Peluso, l’ancien menuisier, qui avait enfoncé le couteau dans le cou de Don Achille mais si c’était l’habitant des égouts qui avait fait le coup, et si la fille de l’assassin épousait le fils de la victime. Il y avait une part d’insoutenable dans les choses, les gens, les immeubles et les rues : il fallait tout réinventer comme dans un jeu pour que cela devienne supportable. L’essentiel, toutefois, c’était de savoir jouer, et elle et moi – personne d’autre – nous savions le faire.
À un moment elle me demanda sans transition, mais comme si tous ces discours ne pouvaient qu’aboutir à cette question :
« On est encore copines ?
— Bien sûr.
— Alors tu peux me rendre un service ? »
J’aurais fait n’importe quoi pour elle, en cette matinée de retrouvailles : fuir de chez moi, quitter le quartier, dormir dans des granges, me nourrir de racines, soulever la grille d’un égout et descendre à l’intérieur, ne jamais revenir, même s’il faisait froid et s’il pleuvait. Mais ce qu’elle me demanda ne me sembla rien du tout et, sur le coup, me déçut. Elle voulait simplement que nous nous retrouvions une fois par jour dans le jardin public, ne serait-ce que pour une heure, avant le dîner, et que j’apporte mes livres de latin.
« Je ne t’embêterai pas », ajouta-t-elle.
Elle savait déjà que j’avais été recalée et voulait réviser avec moi.
7
Pendant ces années de collège beaucoup de choses changèrent autour de nous mais petit à petit, de sorte qu’on ne les perçut pas vraiment comme des changements.
Le bar Solara s’agrandit et se mit à faire pâtisserie – le chef pâtissier étant le père de Gigliola Spagnuolo – et tous les dimanches une foule d’hommes, des jeunes comme des vieux, se pressaient devant les étalages pour y acheter des gâteaux pour la famille. Les deux fils de Silvio Solara, Marcello qui avait dans les vingt ans et Michele qui était à peine plus jeune, s’achetèrent une Fiat Millecento blanc et bleu avec laquelle ils paradaient le dimanche en tournant dans les rues du quartier.
L’ancienne menuiserie de Peluso, qui, une fois aux mains de Don Achille, avait été transformée en épicerie, se remplit de toutes sortes de bonnes choses qui finirent par déborder sur le trottoir. En passant devant on humait des odeurs d’épices, d’olives, de saucissons, de pain frais, de grattons et de saindoux qui donnaient faim. La mort de Don Achille avait progressivement éloigné son ombre menaçante à la fois de cet endroit et de sa famille. Sa veuve, Donna Maria, avait adopté des manières tout à fait cordiales et maintenant elle gérait en personne le magasin avec Pinuccia, sa fille de quinze ans, et Stefano, qui n’était plus le petit enragé qui avait essayé d’arracher la langue de Lila mais était devenu un garçon pondéré, sourire doux et regard enjôleur. La clientèle avait beaucoup augmenté. Même ma mère m’y envoyait faire les courses et mon père ne s’y opposait pas, d’autant moins que, quand nous n’avions pas d’argent, Stefano notait tout dans un carnet et nous payions à la fin du mois.
Assunta, qui vendait des fruits et légumes dans la rue avec son mari Nicola, avait dû arrêter à cause d’un sévère mal de dos et, quelques mois plus tard, une pneumonie avait failli tuer son mari. Toutefois, ces deux malheurs avaient fini par apparaître comme une bonne chose. À présent, celui qui arpentait les rues du quartier tous les matins avec la charrette tirée par un cheval, été comme hiver, sous la pluie et le soleil, c’était leur fils aîné, Enzo, qui n’avait pratiquement plus rien du garçonnet qui nous lançait des pierres et était devenu un jeune homme trapu, respirant la force et la santé, les cheveux blonds ébouriffés, les yeux bleus et une voix sonore avec laquelle il vantait la marchandise. Ses produits étaient excellents et, ne serait-ce que par ses gestes, il respirait l’honnêteté et inspirait confiance aux clientes. Il manipulait la balance avec virtuosité. J’aimais beaucoup la rapidité avec laquelle il faisait courir le poids le long du fléau jusqu’à trouver le bon équilibre et puis oust !, un bruit de fer qui glisse rapidement contre le fer, il emballait les pommes de terre ou les fruits et courait les mettre dans le panier de Mme Spagnuolo, de Melina ou de ma mère.
Dans tout le quartier les initiatives fleurissaient. Un beau jour une jeune couturière s’était associée à la mercière et leur boutique, où Carmela Peluso avait commencé depuis peu à travailler, s’était agrandie et ambitionnait de devenir une maison de couture pour dames. Grâce au fils du vieux propriétaire, Gentile Gorresio, le garage où travaillait le fils de Melina, Antonio, cherchait à se transformer en une petite fabrique de cyclomoteurs. Bref, tout était agité de soubresauts comme s’il s’agissait de changer d’apparence, de ne pas être reconnu sous les haines accumulées, les tensions et les laideurs et de montrer, au contraire, un visage nouveau. Pendant que Lila et moi révisions le latin dans le jardin public, même l’espace tout simple qui nous entourait – la petite fontaine, le buisson et le nid-de-poule sur la route – changea. Il y avait une constante odeur de goudron, une machine fumante dotée d’un rouleau compresseur pétaradait en avançant lentement sur le revêtement de sol et des ouvriers, torse nu ou en débardeur, asphaltaient les rues et le boulevard. Les couleurs changèrent aussi. Le grand frère de Carmela, Pasquale, fut embauché pour aller couper les arbres sur les talus de la voie ferrée. Combien put-il en abattre ? On entendit un fracas de destruction pendant des jours : les arbres frissonnaient, dégageaient une odeur de bois frais et de verdure, fendaient l’air et heurtaient le sol après un long frémissement qui semblait un soupir ; Pasquale et les autres sciaient, coupaient et enlevaient les racines d’où s’échappait une odeur de terre profonde. Le maquis vert disparut et fit place à une étendue jaunâtre. Pasquale avait trouvé ce travail par un coup de chance. Quelque temps plus tôt un ami lui avait dit que des gens étaient venus au bar Solara à la recherche d’hommes qui aillent abattre, de nuit, les arbres d’une place dans le centre de Naples. Même s’il n’aimait pas Silvio Solara et ses fils – c’était dans ce bar que son père s’était ruiné –, comme il avait une famille à nourrir il y était allé. Il était rentré à l’aube, épuisé, les narines pleines de l’odeur du bois frais, des feuilles martyrisées et de la mer. Puis, une chose en entraînant une autre, on l’avait rappelé pour d’autres travaux de ce genre. Maintenant il était sur le chantier le long de la voie ferrée et on le voyait parfois, perché sur les échafaudages des nouveaux bâtiments dont les piliers s’élevaient lentement, étage après étage, ou bien en train de manger pain, saucisses et friarielli pour sa pause-déjeuner, sous le soleil, un chapeau en papier journal sur la tête.