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Telle fut sans doute ma manière de réagir à l’envie et à la haine, et de les étouffer. Ou peut-être déguisai-je ainsi mon sentiment de n’être qu’un second rôle, et la fascination que je subissais. Quoi qu’il en soit, je m’habituai à accepter de bon gré la supériorité de Lila dans tous les domaines, ainsi que ses vexations.

Là-dessus, la maîtresse agit d’une manière très avisée. C’est vrai qu’elle demandait souvent à Lila de s’asseoir près d’elle, mais elle avait l’air d’agir ainsi plus pour la faire tenir tranquille que pour la récompenser. De fait, elle continua à nous féliciter, Marisa Sarratore, Carmela Peluso et surtout moi. Elle me permit de briller de tous mes feux et m’encouragea à devenir toujours plus disciplinée, appliquée et précise. Quand Lila sortait d’une zone de turbulence et me dépassait sans le moindre effort, Mme Oliviero commençait par me féliciter simplement avant d’exalter les mérites de Lila. Je sentais davantage le poison de la défaite quand c’étaient Sarratore ou Peluso qui me devançaient. Mais si je finissais deuxième après Lila, j’affichais une douce expression de consentement. Ces années-là, je crois n’avoir connu qu’une crainte, celle de ne plus être associée, dans la hiérarchie établie par Mme Oliviero, à Lila, et de ne plus entendre la maîtresse déclarer avec orgueil : Cerullo et Greco sont les meilleures. Si un jour elle avait annoncé : Cerullo et Sarratore sont les meilleures, ou Cerullo et Peluso, je serais morte sur le coup. J’employai donc toutes mes ressources de petite fille non pas à devenir première de la classe – cela me semblait impossible – mais à ne pas glisser à la troisième, quatrième ou à la dernière place. Je me consacrai à l’école et à un tas d’autres choses difficiles qui m’étaient étrangères seulement pour rester à la hauteur de cette gamine terrible et fulgurante.

Fulgurante pour moi. Pour tous les autres élèves, Lila était seulement terrible. De la première à la dernière année de primaire elle fut, à cause du directeur et aussi un peu à cause de Mme Oliviero, la petite fille la plus détestée de l’école et du quartier.

Au moins deux fois par an, le directeur obligeait ses classes à rivaliser entre elles afin de repérer les élèves les plus brillants et, par conséquent, les professeurs les plus compétents. Mme Oliviero aimait beaucoup cet exercice. En conflit permanent avec ses collègues, avec lesquels elle semblait parfois sur le point d’en venir aux mains, la maîtresse nous utilisait Lila et moi comme la preuve éclatante de son talent, elle la meilleure institutrice de notre quartier. Du coup il lui arrivait souvent de nous emmener dans les autres classes, même en dehors des occasions voulues par le directeur, pour nous mettre en compétition avec d’autres enfants, filles et garçons. Moi, d’ordinaire, j’étais envoyée en éclaireuse afin de sonder les compétences de l’ennemi. En général je gagnais, mais sans trop en faire, sans humilier les maîtres ni les élèves. J’étais une fillette aux boucles blondes, toute mignonne, heureuse de me faire valoir mais pas effrontée, et il émanait de moi une impression de délicatesse qui attendrissait. S’il apparaissait que j’étais la meilleure pour dire les poésies, réciter les tables de multiplication, diviser, multiplier ou énumérer les différentes zones des Alpes – qui pouvaient être maritimes, cottiennes, grées, pennines, etc. –, les autres enseignants me faisaient quand même une caresse, et les élèves sentaient bien les efforts que j’avais fournis pour apprendre par cœur tous ces trucs, et par conséquent ils ne me détestaient pas.

Pour Lila il en allait tout autrement. En première année, elle était déjà au-delà de toute compétition possible. La maîtresse disait même qu’avec un peu de travail, elle pourrait passer directement l’examen de fin de deuxième année et, à moins de sept ans, entrer déjà en troisième année. Par la suite, cet écart ne fit que croître. Lila faisait des calculs mentaux extrêmement compliqués, il n’y avait pas une faute dans ses dictées, et si avec nous tous elle parlait toujours en dialecte, elle pouvait aussi déployer un italien livresque, jusqu’à utiliser des mots comme accoutumé, luxuriant ou bien volontiers. Tant et si bien que lorsque c’est elle que la maîtresse envoyait sur le terrain pour dire les modes et les temps des verbes ou pour résoudre des problèmes, toute possibilité de faire contre mauvaise fortune bon cœur se réduisait aussitôt à néant, et le climat s’envenimait. Lila était trop pour quiconque.

En outre elle n’offrait aucune prise à la bienveillance. Reconnaître sa bravoure c’était, pour nous les enfants, admettre que nous n’y arriverions jamais et qu’il était inutile de rivaliser ; pour les maîtres et maîtresses, c’était admettre qu’eux-mêmes avaient été des enfants médiocres. Sa vitesse de réaction tenait du sifflement, du jaillissement et de la morsure fatale. Et rien, dans son aspect, ne pouvait servir de correctif. Elle était ébouriffée, sale, et elle avait toujours aux genoux et aux coudes des croûtes de blessures qui n’avaient jamais le temps de guérir. Ses grands yeux très vifs pouvaient se transformer en fentes derrière lesquelles, avant chaque réponse brillante, perçait un regard qui non seulement n’avait pas grand-chose d’enfantin, mais qui ne semblait pratiquement pas humain. Chacun de ses mouvements signifiait aux autres que lui faire du mal ne servait à rien parce que, quoi qu’il arrive, elle trouverait toujours le moyen de leur en faire davantage.

La haine était donc tangible, je m’en rendais bien compte. Les filles comme les garçons lui en voulaient, ces derniers plus ouvertement. En effet, pour quelque raison secrète, Mme Oliviero se plaisait surtout à nous emmener dans les classes où, plus que les écolières et leurs maîtresses, nous pouvions humilier les écoliers et leurs maîtres. Et le directeur, pour ses propres raisons tout aussi secrètes, privilégiait surtout les compétitions de ce genre. Par la suite, je me suis dit qu’à l’école on devait parier de l’argent, et peut-être même beaucoup, sur ces rencontres. Mais j’exagérais : peut-être était-ce simplement un moyen d’épancher de vieilles rancunes, ou bien de permettre au directeur de tenir sous son joug les maîtres moins bons ou moins obéissants. Quoi qu’il en soit, un matin alors que nous étions en deuxième année, on nous emmena toutes les deux rien de moins que dans une classe de quatrième année, la classe de M. Ferraro, où se trouvaient à la fois Enzo Scanno, le dangereux fils de la marchande de fruits et légumes, et le frère de Marisa, Nino Sarratore, dont j’étais amoureuse.