ÉMILE AJAR / ROMAIN GARY
L'Angoisse
du
Roi Salomon
Édition
augmentée d'un entretien
avec Émile Ajar
MERCURE DE FRANCE
Éd. Numérique Atelier Panik
L'Angoisse du Roi Salomon
© Mercure de France, 1979.
Né en Russie en 1914, venu en France à l’âge de quatorze ans, Romain Gary a fait ses études secondaires à Nice et son droit à Paris.
Engagé dans l’aviation en 1938, il est instructeur de tir à l’École de l’air de Salon. En juin 1940, il rejoint la France libre. Capitaine à l’escadrille Lorraine, il prend part à la bataille d’Angleterre et aux campagnes d’Afrique, d’Abyssinie, de Libye et de Normandie de 1940 à 1944. Il sera fait commandeur de la Légion d’honneur et Compagnon de la Libération. Il entre au ministère des Affaires étrangères en 1945 comme secrétaire et conseiller d’ambassade à Sofia, à Berne, puis à la Direction d’Europe au Quai d’Orsay. Porte-parole à l’O.N.U. de 1952 à 1956, il est ensuite nommé chargé d’affaires en Bolivie et consul général à Los Angeles. Quittant la carrière diplomatique en 1961, il parcourt le monde pendant dix ans pour des publications américaines et tourne comme auteur-réalisateur deux films, Les oiseaux vont mourir au Pérou (1968) et Kill (1972). Il a été marié à la comédienne Jean Seberg de 1962 à 1970.
Dès l’adolescence, la littérature va toujours tenir la première place dans la vie de Romain Gary. Pendant la guerre, entre deux missions, il écrivait Éducation européenne qui fut traduit en vingt-sept langues et obtint le prix des Critiques en 1945. Les Racines du ciel reçoivent le prix Goncourt en 1956. L’œuvre de Gary comprend une trentaine de romans, essais, souvenirs.
Romain Gary s’est donné la mort le 2 décembre 1980. Quelques mois plus tard, on a révélé que Gary était aussi l’auteur des quatre romans signés Émile Ajar.
L’angoisse du roi Salomon (1979) est le quatrième et dernier roman d’Émile Ajar. La même année, Gary publie une pièce de théâtre, La Bonne Moitié, et une nouvelle version de son roman Les Couleurs du jour, intitulée Les Clowns lyriques.
Salomon Rubinstein, 84 ans, ancien roi du prêt-à-porter, lutte contre l’angoisse de la mort, qu’il refuse. Pour calmer celle des autres, il emploie des jeunes gens qui répondent aux appels des désespérés.
Montant dans un taxi, il se prend d’amitié pour le chauffeur, Jean. Comme s’il lui trouvait une ressemblance avec quelqu’un, il l’engage à son service : Jean portera des cadeaux, tricots, gâteaux, postes de télévision, etc. que M. Salomon envoie aux gens seuls ou malades.
Jean est intrigué par M. Salomon, par exemple par sa manière de rechercherais cartes postales sur lesquelles, il y a trente ou soixante arts, des inconnus se sont écrit des mots tendres, conseillé de mettre une ceinture de flanelle, donné rendez-vous à tel endroit. M. Salomon met les cartes dans sa poche puis achète la ceinture de flanelle ou va aux rendez-vous. « Ça me faisait froid dans le dos comme solitude », dit Jean.
Un matin M. Salomon envoie Jean porter des fruits confits de Nice à Madame Cora Lamenaire, une ancienne chanteuse genre Fréhel ou Lys Gauty, avec défense de dire que le cadeau vient de lui. C’est une femme pas jeune, ridicule et touchante, terriblement paumée, qui veut faire quelque chose pour Jean, le lancer dans le spectacle, parce qu’il a un « vrai physique, le magnétisme animal ».
Ce n’est qu’après beaucoup d’aventures, de chassés-croisés, de malentendus, que Jean comprendra que M. Salomon et Cora Lamenaire se sont aimés autrefois qu’ils s’aiment encore, mais qu’ils ne peuvent pas se rabibocher. M. Salomon a passé les années d’occupation allemande caché dans une cave près des Champs-Élysées, et Cora Lamenaire considère qu’elle lui a « sauvé la vie comme juif » parce qu’elle ne l’a pas dénoncé, alors qu’en fait elle l’a abandonné dans son trou.
L'Angoisse
du
Roi Salomon
Pour Anne.
I
Jean arrivera-t-il néanmoins à réunir M. Salomon et Cora, qui prendront ensemble le train pour Nice ?
Il était monté dans mon taxi boulevard Haussmann, un très vieux monsieur avec une belle moustache et une barbe blanches qu’il s’est rasées après, quand on s’est mieux connu. Son coiffeur lui avait dit que ça le vieillissait, et comme il avait déjà quatre-vingt-quatre ans et quelques, ce n’était pas la peine d’en rajouter. Mais à notre première rencontre il avait encore toute sa moustache et une courte barbe qu’on appelle à l’espagnole, car c’est en Espagne qu’elle est apparue pour la première fois.
J’avais tout de suite remarqué qu’il était très digne de sa personne, avec des traits bien faits et forts, qui ne s’étaient pas laissé flapir. Les yeux étaient ce qui lui restait de mieux, sombres et même noirs, un noir qui débordait et faisait de l’ombre autour. Il se tenait très droit même assis, et j’ai été étonné par l’expression sévère avec laquelle il regardait dehors pendant qu’on roulait, un air résolu et implacable, comme s’il ne craignait rien ni personne et avait déjà battu plusieurs fois l’ennemi à plate couture, alors qu’on était seulement boulevard Poissonnière.
Je n’avais encore jamais transporté quelqu’un d’aussi bien habillé à son âge. J’ai souvent remarqué que la plupart des vieux messieurs en fin de parcours, même les plus soignés par les personnes qui s’en occupent, portent toujours des vêtements qu’ils avaient déjà depuis longtemps. On ne se commande pas une nouvelle garde-robe pour le peu de temps qui vous reste, ce n’est pas économique. Mais monsieur Salomon, qui ne s’appelait pas encore comme ça à ma connaissance, était habillé tout neuf des pieds à la tête, avec défi et confiance, un costume princier de Galles avec un papillon bleu à petits pois, un œillet rose à la boutonnière, un chapeau gris à bords solides, il tenait sur ses genoux des gants en cuir crème et une canne à pommeau d’argent en forme de tête de cheval, il respirait l’élégance de la dernière heure et on sentait tout de suite que ce n’était pas un homme à se laisser mourir facilement.