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— C’est Gaston.

Mademoiselle Cora était revenue et j’étais un peu gêné d’avoir regardé dans sa chambre mais au contraire, elle était toute contente.

— C’est Gaston, mon vieux polichinelle. On me l’a offert en 1941, après un gala à Toulon. Ça fait un bout de temps et parfois il faut le rhabiller de neuf.

Elle s’était mise encore à me regarder bizarrement, comme tout à l’heure, en jouant avec sa frange.

— Tu me rappelles quelqu’un, dit-elle, et elle a eu un petit rire gêné et est revenue s’asseoir sur le pouf.

— Assieds-toi.

— Il faut que je parte.

Elle ne m’écoutait pas.

— Tu n’as pas un physique d’aujourd’hui… Tu t’appelles comment, au fait ?

— Jean.

— Tu n’as pas un physique d’aujourd’hui, Jeannot. T’as une vraie petite gueule d’autrefois. Même que ça fait de la peine de te voir avec des jeans et un polo. Les Français ne se ressemblent plus. Ils n’ont plus l’air populaire. Toi, c’est encore la rue, la vraie, celle des faubourgs. On te regarde et on se dit tiens, il y en a un qui a réchappé.

— Réchappé à quoi, mademoiselle Cora ?

Elle a eu un mouvement d’épaules.

— Je ne sais pas, moi. Il n’y a plus de vrais mecs, aujourd’hui. Même les truands, ils ont des têtes d’hommes d’affaires.

Elle soupira. J’étais debout, j’attendais pour partir, mais elle m’avait perdu de vue. Elle rêvait, mademoiselle Cora, en turlupinant sa frange. Elle était partie dans une de ses chansons réalistes, avec des apaches et des trottoirs. Mais je comprenais ce qu’elle voulait dire, pour ma gueule. Comme cinéphile, je connaissais. J’avais vu Casque d’Or et Les Enfants du Paradis et Pépé le Moko. C’est curieux à quel point je peux ne pas me ressembler.

— Mademoiselle Cora…

Elle ne voulait pas que je parte. Il y avait une boîte de chocolats sur la commode et elle s’est levée pour m’en offrir. J’en ai pris un et elle a insisté pour que j’en prenne encore et encore.

— Je n’en mange jamais. Dans mon métier, il faut garder la ligne. C’est la mode rétro, maintenant, alors je vais peut-être faire une tournée en province. Il en est question. Les jeunes s’intéressent à l’histoire de la chanson. Prends-en encore un.

Elle en a pris un, elle aussi, en riant.

— Vous avez tort de vous priver, mademoiselle Cora. Il faut profiter de la vie.

— Il faut que je garde la ligne. C’est pas tellement pour le public, c’est pour moi-même. C’est déjà assez d’être une femme outragée.

— Comment, outragée ?

— Les outrages des ans, dit-elle, et on a ri, tous les deux, et elle m’a accompagné à la porte.

— Reviens me voir.

Je suis revenu. Je sentais qu’elle était sans personne, ce qui est souvent le cas quand on a été quelqu’un et qu’on ne l’est plus. Il fallait toujours boire du cidre avec elle et elle me parlait de ses succès, s’il n’y avait pas eu la guerre et l’occupation, elle aurait été une gloire nationale, comme Piaf. Elle me faisait écouter ses disques et c’est une bonne façon de se parler quand on n’a rien à se dire, ça vous donne tout de suite quelque chose en commun. Je me souviens d’une chanson de Monsieur Robert Maleron, musique de Juel et Marguerite Monnot, car il ne faut pas oublier ceux qui vous donnent leur talent. Pendant que le disque tournait, mademoiselle Cora chantonnait elle-même pour l’accompagner avec plaisir :

Il avait un air très doux

Des yeux rêveurs un peu fous

Aux lueurs étranges Comme bien des gars du Nord

Dans les cheveux un peu d’or,

Un sourire d’ange…

Mademoiselle Cora me souriait en chantant comme si c’était moi le gars en question, mais on fait toujours ça pour son public.

Il avait un regard très doux,

Il venait de je ne sais où…

Elle me souriait, mais je savais bien que ce n’était pas personnel, sauf que j’étais un peu gêné quand même.

Une fois, elle m’a demandé :

— Et le roi Salomon ? Tu es sûr que c’est pas lui qui t’envoie ? Il aime faire des cadeaux, à ce qu’il paraît !

— Non, mademoiselle Cora, je viens tout seul.

Elle but un peu de cidre.

— Il va avoir quatre-vingt-cinq ans bientôt, celui-là.

— Oui. C’est quelque chose.

— Il ferait bien de se dépêcher.

Je ne voyais pas pourquoi monsieur Salomon devait se dépêcher, à son âge. Il avait au contraire intérêt à ne pas se presser. Je l’aimais beaucoup et je voulais le voir en vie aussi longtemps que possible.

VII

Je n’ai pas revu mademoiselle Cora un bout de temps, deux ou trois semaines. Je pensais à elle parfois, c’est dur pour une femme de se laisser dépouiller par la vie, et surtout pour quelqu’un qui avait connu les faveurs du public. Un soir elle a téléphoné à S. O. S. pour m’avoir comme taxi mais ce n’était pas mon tour et quand c’est Tong qui y est allé, il m’a dit qu’elle n’était pas contente et ne lui avait pas adressé la parole, sauf pour l’interroger sur ce que je faisais dans la vie, si c’était vrai que j’étais dépanneur et qu’est-ce que j’avais à voir avec S. O. S., où il fallait des compétences de psychologie et intellectuelles que je ne possédais pas. Ça m’a fait rire et je me suis rappelé que monsieur Salomon m’avait demandé si j’avais fait de la prison. On me jugeait sur ma bonne mine, quoi. Tong lui avait expliqué que j’étais le genre de mec qui ne pouvait pas se fixer sur lui-même et que j’avais des problèmes avec l’environnement. C’était vrai, et aussi que je m’intéressais beaucoup aux autres espèces et surtout à celles qui étaient en voie d’extinction, et que je m’étais pris d’amitié pour monsieur Salomon pour cette raison. Il avait essayé de parler à mademoiselle Cora de la religion orientale où la vie est considérée comme sacrée et pas seulement chez les vaches du même nom comme en Inde mais jusqu’au moindre moucheron. Ça n’avait pas intéressé mademoiselle Cora, elle pensait à autre chose et il avait laissé tomber la conversation pour ne pas l’embêter. Nous en avons parlé après dans la piaule et Chuck, qui faisait des études sur la table près de la fenêtre, nous a demandé de quoi il s’agissait. Je lui ai expliqué un peu.