— Cora Lamenaire ? Ça me dit quelque chose.
— Elle était chanteuse réaliste.
— Elle est morte ?
— Non, mais elle ne chante plus. Je pense que c’est parce qu’il y a trop de malheurs dans ses chansons. Ça fait démodé.
— Cora Lamenaire, Cora… Mais oui, voyons ! C’était dans les années trente, l’époque de Rina Ketty. J’a-tten-drai tou-jours ton retour… Elle existe encore ?
— Elle n’est pas si vieille que ça, monsieur Salver. Soixante-cinq ans à tout casser.
Il rit.
— Plus jeune que moi, en tout cas… Pourquoi ? Vous la connaissez ?
— J’aimerais la faire rechanter, monsieur Salver. Devant un public. Vous pourriez peut-être lui trouver un engagement quelque part.
— Mon petit, la chanson, aujourd’hui, c’est les jeunes. Comme tout le reste, d’ailleurs.
— Je pensais que le genre rétro était à la mode.
— C’est passé aussi.
— Ça coûte cher, de louer une salle ?
— Il faut la remplir, et ce n’est pas une vieille dame que personne ne connaît plus que le public irait voir.
— Une petite salle en province, juste une fois, ça ne doit pas coûter des millions. J’ai des économies. Et j’ai un ami qui a des moyens, le roi Salomon, vous savez…
— Le roi Salomon ?
— Oui, il était roi du pantalon, avant. Le prêt-à-porter. Il est très large. Il aime faire pleuvoir ses bienfaits, comme on dit.
— Tiens. On dit ça où ? Je ne connaissais pas cette expression.
— C’est un homme qui est d’une grande largesse. On pourrait peut-être louer une salle et réunir un public. C’est dégueulasse, monsieur Salver, d’oublier les gens qui ont existé, comme Rita Hayworth, Hedy Lamar ou Dita Parlo.
Monsieur Salver paraissait frappé.
— Eh bien, dites donc, vous avez de la piété, comme cinéphile !
— On pourrait peut-être la faire chanter encore, au moins une fois, je suis prêt à payer la location.
Je voyais le visage de monsieur Salver dans le rétroviseur. Il faisait des yeux ronds.
— Mon ami, vous êtes le plus étonnant chauffeur de taxi que j’aie jamais rencontré !
J’ai rigolé.
— Je fais exprès, monsieur Salver. Ça me fait des clients.
— Je ne plaisante pas. Étonnant ! Déjà que vous connaissiez les noms de Hedy Lamar et… l’autre…
— Dita Parlo.
— Oui. Mais laissez cette pauvre femme tranquille. Elle va faire un bide épouvantable et ne s’en remettra pas. Laissez-la à ses souvenirs, c’est bien mieux. C’était une chanteuse de deuxième ordre, d’ailleurs.
Je me suis tu pour ne pas l’antagoniser, mais je n’ai pas aimé ça. Il connaissait à peine le nom de mademoiselle Cora et ne pouvait donc pas savoir si elle était du premier, du deuxième ou du troisième ordre. Quand on a oublié quelqu’un complètement, on n’a qu’à fermer sa gueule. Et mademoiselle Cora avait encore toute sa voix, une drôle de voix, avec de la rocaille dedans, marrante. Je ne voyais pas sur quoi il se permettait de juger.
Ça m’a vraiment démoralisé de ne pas pouvoir rattraper mademoiselle Cora et de penser qu’elle ne pouvait plus redevenir. Monsieur Salver était peut-être un grand producteur mais ce n’était pas un vrai cinéphile, puisqu’il ne s’était même pas souvenu de Dita Parlo. J’étais furieux et je ne lui ai plus parlé. Je l’ai laissé à l’aéroport et après j’ai laissé la voiture au garage pour Tong, j’ai pris mon solex et j’ai été à la bibliothèque municipale d’Ivry où je me suis fait donner un gros dictionnaire. J’ai passé quatre bonnes heures à lire des mots pleins de sens. Je suis un fana des dictionnaires. C’est le seul endroit au monde où tout est expliqué et où ils ont la tranquillité d’esprit. Us sont complètement sûrs de tout, là-dedans. Vous cherchez Dieu et vous le trouvez avec des exemples à l’appui, pour moins de doute : être éternel, créateur et souverain, maître de l’univers (en ce sens, prend une majuscule), être supérieur à l’homme, chargé de la protection bienveillante de toutes choses vivantes, c’est là en toutes lettres, il suffit de regarder à D entre diététique et diffa, nom donné en Afrique du Nord à la réception des hôtes de marque, accompagnée d’un repas. Ou un autre mot que j’aime beaucoup et dont je me délecte souvent dans mon Budé de poche que j’ai sous la main dans le taxi, immortel, qui n’est pas sujet à la mort, c’est un mot qui me fait toujours plaisir, il est bon de savoir que c’est là, dans le dictionnaire. C’est ce que je voudrais procurer à mademoiselle Cora et à monsieur Salomon et je pense que pour les quatre-vingt-cinq ans de ce dernier, je lui offrirai un dictionnaire.
IX
Tous les soirs à sept heures j’allais attendre Aline rue Ménil. Elle me souriait toujours en passant, comme ça, amicalement. Et puis brusquement elle a cessé de me sourire et passait à côté, le regard tout droit devant elle, comme si elle ne me voyait pas. C’était bon signe, ça voulait dire que maintenant elle faisait vraiment attention à moi. Je ne voulais pas la draguer, je laissais grandir. C’est toujours bon d’avoir quelque chose qu’on peut imaginer. Il est vrai que des fois ça monte trop haut et après on se casse la gueule. Moi j’ai souvent remarqué qu’il y a quelque chose avec la réalité qui n’est pas encore au point. Et puis un soir elle est sortie et elle est allée tout droit à moi, comme si elle savait que je serais là, qu’elle y avait pensé.
— Bonjour. Nous avons reçu un nouveau dictionnaire qui pourrait vous intéresser. Entièrement mis à jour.
Elle a souri.
— Mais évidemment, si vous ne savez pas ce que vous cherchez au juste…
— C’est normal, non ? Quand on sait ce qu’on cherche, c’est déjà un peu comme si on l’avait trouvé…
— Vous êtes étudiant ?
— Moi ? Non. Enfin, si, comme tous et chacun… Je suis autodidacte.
J’ai rigolé pour désamorcer.
— J’ai un copain, Chuck, qui dit que je suis un autodidacte de l’angoisse.
Elle m’a bien examiné. Des pieds à la tête. Un de ces regards qui vous foutent à poil. C’est tout juste si elle ne m’a pas demandé un échantillon d’urine.
— Intéressant.
Et puis elle s’en est allée. Je suis resté là à me tortiller. Intéressant. Merde.
J’ai mal dormi et le lendemain matin je suis allé chercher monsieur Salomon pour le conduire chez son dentiste, comme convenu. Il avait pris la décision de se faire recouvrir les dents du commencement à la fin, pour faire neuf. Il m’avait expliqué qu’on faisait maintenant des jaquettes qui pouvaient durer vingt ans et même davantage, grâce aux progrès dans le domaine de la jaquette. Ce qui aurait fait à monsieur Salomon cent dix ans, quand il faudrait les changer encore. Je n’ai jamais vu un mec aussi décidé à ne pas mourir que lui. Les nouvelles jaquettes allaient lui coûter deux briques et demie et je me demandais à quoi elles pourraient lui servir, là où il était attendu. Il se fait tout sur mesure de meilleure qualité, comme s’il valait encore la peine. Quand on le voit se mettre au point devant sa glace, on dirait qu’il veut encore plaire comme un homme plaît à une femme. Il s’ajoute une grosse perle dans la cravate, pour se donner plus de valeur.