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Je lui ai parlé de mademoiselle Cora, pendant qu’il se préparait.

— Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié… Comment ça s’est passé entre vous ?

— Elle m’a dit que j’ai un physique comme dans ses chansons et que je lui rappelais quelqu’un. Elle m’a fait écouter des disques où il n’y a que des malheurs populaires. C’était avant son temps, mais c’est ce qu’elle aime chanter. Les apaches, la rue de Lappe, la dernière java et une balle dans le cœur pour finir. Moi je trouve que c’était plutôt le bon temps, car ils ne devaient pas avoir beaucoup de vrais soucis pour s’inventer des trucs pareils.

Monsieur Salomon parut amusé. Il a même eu un petit rire tout content, comme si je lui avais fait plaisir. Et puis, à ma surprise, il s’est vraiment marré de bon cœur, comme je ne l’avais jamais entendu faire, après quoi il a déclaré :

— Cette pauvre Cora. Elle n’a pas changé. C’est ce que je pensais. Je ne me suis pas trompé.

C’est là que j’ai compris qu’il connaissait mademoiselle Cora bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Je me suis souvenu qu’elle lui avait sauvé la vie comme Juif pendant les Allemands et j’aurais bien voulu comprendre pourquoi il lui en voulait, comme si ce n’était pas une chose à faire.

— Je pense que vous devriez continuer à aller la voir, mon petit Jean.

Je lui ai demandé si mademoiselle Cora avait vraiment été quelqu’un.

— Elle a été assez connue, je crois. Il n’y a rien de plus triste que la célébrité et l’adulation des foules, lorsqu’on ne les a plus. Apportez-lui donc un bouquet de fleurs, de temps en temps, ça lui fera plaisir… Tenez…

Il a pris des billets de cent francs dans son portefeuille et me les a tendus entre deux doigts.

— Ça doit être difficile pour elle. Les années passent et quand on n’a personne… Elle avait fait une jolie carrière, avec sa drôle de voix un peu rauque, un peu éraillée…

Il se tut, comme pour mieux écouter la voix de mademoiselle Cora dans ses souvenirs, un peu rauque, un peu éraillée.

— J’ai retrouvé un de ses vieux disques, l’autre jour, aux puces. Je suis tombé dessus par hasard. Elle avait un genre à elle. Ce n’est pas facile de s’oublier, vous savez. Oui, apportez-lui des fleurs, pour l’aider à se souvenir. Elle aurait pu faire une assez jolie carrière, mais elle avait le cœur bête.

— Je ne vois pas comment on peut avoir le cœur autrement, monsieur Salomon. Quand on n’a pas le cœur bête, c’est qu’on n’a pas de cœur du tout.

Il parut surpris, et m’a observé un moment attentivement, ce qui m’a fait penser qu’il ne m’avait encore jamais remarqué vraiment.

— C’est assez juste, assez vrai, Jeannot. Mais avoir le cœur bête est une chose et avoir le cœur complètement idiot en est une autre. Un cœur idiot peut causer beaucoup de malheurs et pas seulement à soi-même… aux autres. Cela peut briser une vie ou même deux. Je l’ai fort peu connue.

— Il paraît qu’elle vous a sauvé la vie, monsieur Salomon.

— Quoi ?

— Oui, il paraît qu’elle vous a sauvé la vie comme Juif, sous les Allemands.

Je n’aurais jamais dû dire ça, jamais. J’en ai encore froid aux fesses, quand j’y pense. J’ai cru que monsieur Salomon allait avoir une attaque. Il s’est raidi, il a eu une espèce de tremblement convulsif de la tête, et pourtant c’est un homme qui ne tremblait jamais, au contraire. Son visage est devenu gris et puis il est devenu de pierre, tellement dur que j’ai vu le moment où il n’allait plus jamais bouger, comme si j’en avais fait un monument historique. Ses sourcils s’étaient rapprochés, ses mâchoires s’étaient serrées, il avait un air d’un tel courroux implacable que je m’attendais à le voir jeter la foudre du ciel dans sa colère auguste.

— Monsieur Salomon ! gueulai-je. Ne faites pas cette tête-là, vous me faites peur !

Il s’est détendu un peu et puis un peu plus et puis il a eu un rire silencieux que je n’ai pas aimé non plus car il était bien amer.

— Oui, enfin, elle raconte n’importe quoi, dit-il. Portez-lui donc des fleurs quand même.

Il se leva de son fauteuil en s’aidant un peu des deux mains mais sans trop d’effort et il fit un pas ou deux pour se détendre. Il se tenait au milieu de son grand bureau, vêtu de son costume gris à carreaux princier de Galles. Il prit son chapeau impeccable, ses gants et sa canne à pommeau d’argent à tête hippique, car monsieur Salomon était un peu turfiste. Il médita encore un moment en regardant à ses pieds.

— Enfin, ce sont là des choses qui arrivent, dit-il, et il n’a pas précisé quelles choses, car on n’en finirait plus s’il fallait énumérer toutes les choses qui peuvent arriver.

Il soupira et se tourna un peu vers la fenêtre qui donne sur le boulevard Haussmann et sur une école de danse de l’autre côté au deuxième au-dessus du coiffeur. On voyait des couples qui dansaient depuis cinquante ans, lorsque monsieur Salomon avait élu domicile ici, au début de ses grands succès dans le pantalon. Il disait qu’il était stupéfait en pensant à tout ce qui s’était passé dans le monde et ailleurs, pendant ce temps-là, les dimanches exceptés, car c’était jour de fermeture. On n’entendait pas la musique, on voyait seulement les couples qui dansaient. Cette école de danse avait été créée par un Italien de Gênes que monsieur Salomon avait bien connu quand il était encore vivant, et qui s’était suicidé en 1942 pour des raisons antifascistes, alors que les voisins croyaient que c’était un simple gigolo. Monsieur Salomon avait sa photo dans un cadre en argent massif sur son bureau de philatéliste, car il aurait pu avoir là un ami s’il n’y avait pas eu les événements historiques pendant lesquels il était resté quatre ans dans une cave aux Champs-Élysées comme Juif, et l’autre s’était pendu. Personne ne ressemblait moins à un antifasciste que ce monsieur Sylvio Boldini. Il était entièrement pommadé avec une raie au milieu et il aurait pu ressembler à Rudolf Valentino s’il avait été moins moche. C’était lui qui avait arrangé la cave aux Champs-Élysées pour monsieur Salomon avant de se pendre et cela avait créé entre eux des liens d’amitié et de gratitude éternels. Monsieur Salomon racontait qu’il s’habillait voyant avec des chemises roses et était plutôt petit pour un homme qui vivait des femmes, puisqu’on était formel là-dessus. Ce fut seulement plus tard qu’on découvrit qu’il était en réalité antifasciste, à cause d’une presse clandestine qu’on avait trouvée sous Vichy. Mais l’école de danse a continué par d’autres soins. On s’étonnera peut-être que je mentionne ici sa mémoire alors qu’il y a tant d’autres malheurs dans le monde qui attendent leur tour, mais il faut toujours se rappeler qu’une vie d’homme commence et finit n’importe où, c’est pourquoi il ne faut pas trop y compter.

— Il faut aller la voir, il faut aller la voir, répéta encore monsieur Salomon, distraitement, en tenant dans une main son chapeau élégant et dans l’autre ses gants et sa canne hippique, déjà tout préparé à quitter les lieux et en suivant encore des yeux les couples qui tournaient depuis cinquante ans dans l’école de danse.

Il mit son chapeau d’un geste vif et plein d’allant, un peu sur le côté, pour plus de panache, et nous sommes sortis pour aller chez le dentiste où il allait se faire faire des jaquettes immuables et qui pouvaient ainsi lui durer toute la vie. Dans le taxi, pendant qu’il se balançait derrière, les mains et les gants posés sur la belle tête de son cheval, monsieur Salomon fit une remarque.

— Vous savez ce qu’on découvre, mon petit Jean, lorsqu’on s’apprête à voir la vieillesse poindre à l’horizon, comme ça va être bientôt mon cas ?

— Monsieur Salomon, vous avez encore le temps de penser à la vieillesse.