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— Il faut y penser, pour s’habituer à cette perspective. Je vais probablement – sauf imprévu -avoir quatre-vingt-cinq ans en juillet et il faut bien me faire à l’idée que la vieillesse m’attend au bout. Il paraît qu’il y a des trous de mémoire, des états de somnolence, on ne s’intéresse plus aux femmes, mais, bien sûr, c’est ce qu’on appelle la sérénité et la paix de l’esprit, il y a un bon côté.

On s’est marrés tous les deux. Moi je pense que la meilleure chose que les exterminations ont laissée aux Juifs, c’est l’humour. Comme cinéphile, je suis sûr que le cinéma aurait beaucoup perdu si les Juifs n’avaient pas été obligés de rire.

— Tu sais ce qu’on découvre en vieillissant, Jeannot ?

C’était la première fois que monsieur Salomon me tutoyait et j’en ai éprouvé une vraie émotion, je ne l’avais encore jamais entendu tutoyer personne et j’aimais sentir qu’il se penchait ainsi sur moi avec amitié.

— On découvre sa jeunesse. Si je te disais que moi, ici présent, Salomon Rubinstein, je voudrais encore m’asseoir dans un jardin, ou peut-être même un square public avec peut-être des lilas au-dessus et des mimosas autour, mais c’est facultatif, et tenir tendrement une main dans la mienne, les gens tomberaient de rire comme des mouches.

On s’est tu tous les deux, sauf que moi je n’avais pas parlé du tout.

— Voilà pourquoi je te recommande d’aller voir cette pauvre Cora Lamenaire de temps en temps, dit monsieur Salomon, après avoir observé une minute de silence. Il n’y a rien de plus triste que les ci-devant, Jeannot. Les ci-devant, sous la Révolution française, dont tu as peut-être entendu parler, sont des personnes qui ne sont plus ce qu’elles étaient auparavant. Elles ont perdu leur jeunesse, leur beauté, leurs amours, leurs rêves et quelquefois même leurs dents. Par exemple, une jeune femme aimée, adulée, admirée, entourée de ferveur, qui devient une ci-devant, on lui a tout pris et elle devient quelqu’un d’autre, alors qu’elle est toujours la même. Elle faisait tourner toutes les têtes, et maintenant plus une tête ne se tourne quand elle passe. Elle est obligée de montrer des photos de jeunesse pour se prouver. On prononce derrière son dos des mots terribles : il paraît qu’elle était jolie, il paraît qu’elle était connue, il paraît qu’elle était quelqu’un. Alors, apporte-lui des fleurs, parfois, pour qu’elle se souvienne. Il faut de la piété.

— De la pitié, vous voulez dire ?

— Non, pas du tout. De la piété. C’est ce qu’on appelait le respect humain, jadis. La pitié diminue toujours un peu, il y a de la condescendance. Je ne sais pas grand-chose de cette mademoiselle Cora, sauf qu’elle avait un faible pour les mauvais garçons et avait rendu un de mes amis très malheureux par ses amours volages, mais nous sommes tous toujours coupables de non-assistance aux personnes en danger, et le plus souvent nous ne savons même pas de quelles personnes il s’agit, alors, lorsque nous en connaissons une, comme cette dame dont nous parlons, il faut faire son possible pour l’aider à vivre.

X

Le lendemain matin, j’ai acheté un grand bouquet de fleurs et j’y suis allé. J’ai sonné et mademoiselle Cora a crié qui est là ? et quand j’ai dit que c’était moi, elle a ouvert la porte avec étonnement. Elle était encore en déshabillé et elle a refermé bien son peignoir pour la décence.

— Maurice !

— C’est Jeannot, lui dis-je en riant, elle me confondait.

Elle m’a embrassé sur les deux joues et je lui ai donné les fleurs. J’avais pris des fleurs des champs, qui font plus naturel. On entendait de la publicité à l’intérieur, elle m’a fait entrer et est allée fermer la radio. Elle était vive et bougeait comme toujours agréablement, une main sur sa hanche, même que ça faisait un peu pute, à son âge. Elle a dû être autrefois très sûre de sa féminité et ça lui est resté. C’était bizarre, quand elle se retournait, c’était alors une vieille personne. Elle souriait de plaisir à mes fleurs et elle les respira, les yeux fermés, et quand elle cachait ainsi son visage dans les fleurs, on n’aurait jamais cru qu’elle était d’avant-guerre. Le temps est une belle ordure, il vous dépiaute alors que vous êtes encore vivant, comme les tueurs de bébés phoques. J’ai pensé aux baleines exterminées, et je sais pourquoi : parce que c’est ce qu’il y a de plus gros, comme extermination. Après elle m’a regardé avec beaucoup de gaieté dans les yeux et j’ai été reconnaissant à monsieur Salomon d’avoir pensé à elle.

— Jeannot, comme c’est gentil ! Il ne fallait pas, tu fais des folies !

— C’est pour vous, mademoiselle Cora, alors c’est pas une folie.

Elle m’a encore embrassé sur les deux joues et j’en ai eu les joues mouillées, mais je n’ai pas voulu avoir l’air d’effacer.

— Viens, entre.

Elle est allée mettre les fleurs dans le vase, puis elle m’a fait asseoir sur le pouf blanc que vous connaissez, à côté du poisson rouge dans un bocal.

— À quoi ça sert d’avoir un poisson rouge, mademoiselle Cora, on ne peut même pas le caresser.

Elle a ri.

— On a toujours besoin d’un plus petit que soi, Jeannot.

Il y avait sur le mur une vieille affiche. Violettes impériales, avec Raquel Meller.

— Tu connais ? C’était une copine, Raquel. Elle aidait les jeunes, elle aussi. Tu veux un coup de cidre ?

— Non, merci, pas vraiment.

Elle arrangeait les fleurs, soigneusement. Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait penser à une mère qui coiffe ses enfants. Elle aurait dû en avoir, c’était dommage, elle aurait même pu avoir des petits-enfants au lieu d’un poisson rouge.

— Je me suis occupée de toi, tu sais. J’ai téléphoné à des amis. Ils sont intéressés.

Elle pensait que j’étais venu la voir pour ça, avec des fleurs. Il y avait une belle photo de mademoiselle Cora jeune sur l’étagère.

— Vous avez des cheveux acajou, maintenant.

— Auburn, on dit auburn, pas acajou. C’était il y a quarante-cinq ans, cette photo.

— Vous êtes encore très ressemblante.

— Il vaut mieux ne pas y penser. Ce n’est pas que j’aie peur de vieillir, il faut ce qu’il faut, je regrette seulement de ne plus pouvoir chanter. Chanter pour le public. C’est bête, parce que c’est la voix qui compte, pas le reste, et ma voix n’a pas changé du tout. Mais qu’est-ce que tu veux.

— Ça aurait pu être pire. Regardez Arletty, elle a quatre-vingts ans.

— Oui, mais elle a tellement plus de souvenirs que moi, elle a eu une longue carrière. On voit encore ses films à la télé. Elle a de quoi vivre, comme passé. J’ai eu une carrière qui a tourné court.

— Pourquoi ?

— Oh, la guerre, l’occupation, tout ça. Il m’a manqué vingt ans. Piaf, à cinquante ans, c’était une gloire nationale, et quand elle est morte on lui a fait des obsèques populaires. J’y étais. Il y avait un public fou. Moi, à vingt-neuf ans, c’était fini. La poisse. Mais je vais peut-être faire un disque, il en est question. On serait plusieurs, pour essayer de faire revivre l’époque, les années trente-cinq, trente-huit, juste avant la guerre. Un truc rétro. C’est difficile de repartir à mon âge, on ne peut plus rien faire sans la pub, la télé, les photos, et sur les photos, ça se voit. C’est à la radio que j’aurais le plus de chances.

J’ai fait bof ! pour minimiser, mais il n’y avait pas à discuter, ça se voyait, sur son visage, on voyait bien que les camions de la vie lui étaient passés dessus. Je prends cette expression « les camions de la vie » dans le disque bien connu de Luc Bodine, qui est certainement ce que je connais de plus vrai sur les routiers. J’ai été routier pour une compagnie de transports et on donnait souvent ce disque pour ceux qui roulent dans la nuit.