Mademoiselle Cora s’est assise sur le sofa en ramenant les jambes sous elle et elle a commencé à me faire un avenir.
— Il ne faut surtout pas être impatient, Jeannot. Ça risque de prendre du temps. Il faut un peu de chance, bien sûr, mais la chance, c’est comme une femme, il faut la désirer. Ça tombe bien, j’ai besoin de m’occuper.
J’ai failli dire une connerie. J’ai failli lui demander si elle n’avait jamais eu d’enfants. C’est la première chose qui vient à l’esprit quand on voit une dame âgée qui vit seule avec un poisson rouge. J’ai rien dit et j’ai bien écouté pendant qu’elle faisait de moi une grande vedette de l’écran et de la scène. Je ne sais pas si elle y croyait ou si c’était seulement pour que je revienne la voir. Elle voulait se racheter d’être sans intérêt pour moi. J’en ai eu mal au ventre à la sentir si coupable d’avoir plus rien à offrir. La culpabilité d’être une vieille peau qui ne présente plus d’intérêt pour personne et cherche à se faire pardonner. J’en aurais tué quelqu’un, comme les Brigades rouges, mais quelqu’un de vraiment responsable, pas une des victimes. J’étais là à cligner des yeux avec mon sourire bien connu de celui qui se fout de tout, Chuck appelle ça mon camouflage protecteur, comme les soldats qui portent des treillis couleur de la jungle pour ne pas se faire tuer. Et puis, il y avait autre chose. À la fin, après avoir fait de moi Gabin et Belmondo, elle s’est tue, elle a joué avec sa mèche, elle a ri nerveusement, et elle a dit :
— C’est fou ce que tu lui ressembles.
— À qui, mademoiselle Cora ?
— À Maurice. C’est un gars que j’ai connu il y a longtemps et pour qui j’ai fait des folies, des vraies.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Il a été fusillé à la Libération.
J’ai plus rien demandé, ça valait mieux.
Elle a encore turlupiné sa mèche.
— Sauf pour les cheveux, il était très brun, tu es plutôt vers les blonds. Moi j’ai jamais aimé que les bruns, alors tu vois tu n’as rien à craindre.
Là on a rigolé tous les deux pour la plaisanterie. C’était le moment de me tirer. Sauf que ce n’était pas le moment non plus, vu que lorsque je me suis levé pour partir, elle a paru devenir encore plus petite, dans son coin de sofa. Alors j’ai coupé la poire en deux et avant de la quitter je lui ai demandé :
— Est-ce que vous voulez sortir avec moi un soir, mademoiselle Cora ? On pourrait aller au Slush.
Là vraiment elle m’a regardé. Je me suis amusé après à chercher son regard dans le dictionnaire et j’ai trouvé interloqué. Interloqué : décontenancé, déconcerté, pour indiquer encore plus fort la surprise. Elle est restée sans bouger à la porte, une main sur la mèche.
— On pourrait aller danser au Slush, répétai-je, et j’ai cru voir monsieur Salomon qui me faisait un petit signe d’approbation, penché sur nous de ses hauteurs augustes.
— Je suis un peu rouillée, tu sais, Jeannot. Les endroits pour jeunes… J’ai plus de soixante-cinq ans, pour ne rien te cacher.
— Mademoiselle Cora, excusez-moi, mais vous commencez à me faire chier avec votre âge. Vous parlez comme si c’était interdit aux mineurs. La personne que vous connaissez, monsieur Salomon, il va sur ses quatre-vingt-cinq ans et il vient de se faire faire des jaquettes pour ses dents, comme si rien n’était.
Elle parut intéressée.
— Il a fait ça ?
— Oui. C’est un homme qui a le moral et qui ne se laisse pas faire. La prochaine fois qu’il aura besoin de nouvelles jaquettes, il aura au moins cent quinze ans. Ou cent vingt, elles peuvent durer davantage. Il s’habille avec la dernière élégance, il met chaque matin une fleur à son revers et il se fait faire des jaquettes pour avoir des dents superbes.
— Il a quelqu’un dans sa vie, peut-être ?
— Ça non, il n’a que ses timbres-poste et ses cartes postales.
— C’est bien dommage.
— Il a sa sérénité.
Mademoiselle Cora parut mécontente.
— La sérénité, la sérénité, dit-elle. Ça ne vaut pas une vie à deux, surtout lorsqu’on n’est plus jeune. Enfin, s’il veut gâcher sa vie, ça le regarde.
C’était curieux de la voir de mauvaise humeur parce que monsieur Salomon avait sa sérénité et gâchait sa vie.
— Je viendrai vous chercher mercredi soir après dîner, si vous voulez bien, mademoiselle Cora.
— Tu pourrais venir dîner chez moi.
— Non, merci, je finis tard le soir. Et je vous suis très reconnaissant de ce que vous faites pour moi. Je ne sais pas si j’ai le talent qu’il faut pour devenir quelqu’un à l’écran, mais c’est toujours une bonne chose d’avoir un avenir.
— Fais-moi confiance, Jeannot. J’ai du flair pour le spectacle.
Elle a ri.
— Et pour les p’tits gars aussi. Je ne l’ai encore fait pour personne, mais toi, dès que je t’ai vu, je me suis dit : il a ce qu’il faut, celui-là.
Elle m’a donné les adresses des gens à voir. Je ne m’en suis jamais occupé, sauf bien plus tard, quand mademoiselle Cora était déjà tirée d’affaire depuis longtemps. J’ai téléphoné pour le souvenir, mais personne n’était plus là, sauf un certain monsieur Novik qui se souvenait bien d’elle, il avait été imprésario dans sa jeunesse mais avait ouvert un garage. Je ne crois pas que mademoiselle Cora ait inventé ces relations qu’elle disait avoir dans le monde du spectacle, je crois que le temps était passé beaucoup plus qu’elle ne le sentait et dans ces cas il n’y a plus de correspondant au numéro que vous avez demandé.
Nous nous sommes quittés en vrais amis, sauf que je ne savais pas pourquoi je l’avais invitée au Slush, c’était encore mon caractère bénévole qui exagérait, donnez-lui un doigt et il veut toute la main. Je pense que j’avais voulu manifester à mademoiselle Cora sa féminité et lui montrer que je n’avais pas honte de me montrer avec elle comme avec une nana.
XI
Je suis rentré à la piaule et j’ai grimpé dans mon pieu au deuxième étage, au-dessus de Tong qui bouquinait au rez-de-chaussée. Nous avons bâti les lits en hauteur l’un sur l’autre pour laisser plus de place ailleurs, Chuck à l’étage supérieur, moi au milieu, Tong en bas et Yoko qui vit ailleurs.
J’aime bien Chuck, ce n’est pas un salaud intégral. Quand il est là-haut, sous le plafond, avec ses longues guibolles ramenées sous le menton, sa maigreur, ses lunettes et ses cheveux qui ont toujours l’air debout sur sa tête sous l’effet de l’angoisse, on dirait une chauve-souris qui a pris des proportions. Il dit que Lepelletier a raison, à S. O. S., et qu’on souffre tous d’un excès d’informations sur nous-mêmes, comme les vieux au Cambodge qu’on élimine à coups de crosse sur la tête pour inutilité alimentaire, ou cette mère dans le journal qui a enfermé ses deux enfants pour les laisser mourir de faim et, au procès, elle a raconté qu’elle était entrée pour voir si c’était fini et il y en a un qui a encore eu la force de dire « maman ». C’est le sentimentalisme. Chuck dit qu’on devrait inventer un karaté spécial pour la sensibilité, en vue de son endurcissement protecteur, ou alors il faut se protéger par la méditation transcendantale et le détachement philosophique, qu’on appelle aussi yoga chez certaines peuplades d’Asie. Il dit que chez monsieur Salomon, ce karaté spécial d’autodéfense, c’est l’humour juif, humour : drôlerie qui se dissimule sous un air sérieux, qui souligne avec cruauté et amertume l’absurdité du monde et juif, qui va ensemble.