J’avais le cafard, comme chaque fois que je n’y peux rien. Je ne devrais même pas essayer, ça induit la frustration. Frustration : état de l’individu dont une tendance ou un besoin fondamental n’a pu être satisfait. Chuck dit qu’on devrait créer un Comité de Salut public, avec le roi Salomon à la tête, qui prendrait la vie en main, on en ferait une autre à la place et on mettrait de l’espoir partout. L’espoir est ce qui compte avant tout quand on est jeune, et quand on est vieux aussi, il faut pouvoir s’en souvenir. On peut tout perdre, les deux bras, les deux jambes, la vue, la parole, mais si on garde l’espoir, rien n’est perdu, on peut continuer.
Je me suis marré, et j’ai voulu revoir un film des Marx Brothers pour recharger mes batteries, mais on ne le donnait plus. Je me disais que j’aurais dû m’occuper seulement de bricolage manuel, le chauffage, la plomberie, le bien-être matériel, des choses que l’on peut dépanner et arranger avec ses mains, au lieu de me laisser gagner par l’angoisse du roi Salomon et sa façon de se pencher avec bienveillance sur l’irrémédiable. Irrémédiable, sans recours, à quoi on ne peut remédier.
Chuck est arrivé alors que je me demandais si je ne pouvais pas trouver une seule personne, une femme si possible, pour m’occuper d’elle et tout lui donner, au lieu de courir à droite et à gauche pour essayer de dépanner des gens que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Il a jeté ses bouquins et il a grimpé sur le pieu au-dessus du mien car il aime avoir une attitude supérieure. J’avais ma tête entre ses baskets.
— Tu sens des pieds.
— C’est la vie.
— Merde.
— Qu’est-ce que tu as encore ? Tu fais une de ces gueules…
— Mademoiselle Cora, tu sais ? L’ancienne chanteuse ? Celle que monsieur Salomon m’a recommandée chaleureusement ?
— Oui, et alors ?
— J’ai dû l’inviter à sortir avec moi.
— Tu n’étais pas obligé, dis donc.
— Il faut bien que quelqu’un soit obligé. Sans ça, c’est le pôle Nord.
— Le pôle Nord ?
— Sans ça, c’est les glaciers, le vide et cent degrés au-dessous de zéro.
— Ça, coco, c’est ton problème.
— On dit toujours ça pour se désintéresser. Quand je lui ai apporté des fleurs, elle a rougi comme une jeune fille. À soixante-cinq piges, tu te rends compte ! Elle avait cru que c’était moi.
— Et c’était lui ?
— C’était lui. C’est sa gentillesse proverbiale.
— Celui-là, alors, comme volonté de puissance… Il se voit en Dieu le Père, il n’y a pas de doute. Bon, tu l’as invitée à sortir, et alors ?
— Rien. Sauf qu’il y a un truc que je n’avais pas pigé, jusqu’à présent.
— Tiens. Et peut-on savoir ce que tu n’as pas pigé spécialement, en dehors de tout ?
— Chuck, c’est pas la peine de faire de l’esprit, c’est pas ça qui manque. Je n’avais pas pigé qu’on peut être vieux et avoir vingt ans comme mentalité.
— Mais, mon pauvre coco, c’est ce qu’on appelle « la jeunesse du cœur » chez les clichés ! Je me demande vraiment ce que tu lis, quand tu traînes dans les bibliothèques publiques.
— Je t’emmerde. Tu es le genre de mec qui m’aide à comprendre. Il n’y a qu’à t’écouter et prendre le contraire, on est sûr de ne pas se tromper. Toi et ton karaté, c’est des chameaux dans le désert, avec rien et personne. C’est pas mademoiselle Cora que j’ai invitée, c’est ses vingt ans. Elle a encore vingt ans quelque part. On n’a pas le droit.
Chuck a lâché un pet et Tong a sauté du lit, il a couru ouvrir la fenêtre et il a commencé à gueuler. Moi je serai toujours étonné par ce mec, après tout ce qu’il a vu au Cambodge, il a encore de la place pour s’indigner à cause d’un pet.
— Tu as eu tort de l’inviter, coco. Elle va prendre ça pour de l’espoir. Qu’est-ce que tu vas lui dire si elle essaye de coucher avec toi ?
J’en ai eu les poings serrés.
— Pourquoi tu dis ça ? Non mais pourquoi tu dis ça ? Pourquoi tu vas toujours chercher des trucs pas possibles ? Mademoiselle Cora est une personne qui a connu beaucoup de succès féminins et elle a encore envie d’être traitée comme une vraie femme, c’est tout. Tu penses bien que le cul, il y a longtemps que ça lui a passé !
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Mais enfin ça ne va pas, non ? J’ai seulement pensé que ça lui ferait plaisir de se souvenir d’elle-même, parce que les gens, quand ils se perdent de vue, qu’est-ce qui leur reste ?
C’est là que Tong y a mis du sien.
— Je ne sais pas ce qui vous reste à vous, en Occident, mais nous, quand il ne nous reste plus rien, nous cherchons refuge dans notre sagesse orientale, dit-il.
Et pour un gars qui s’était fait massacrer toute sa famille dont un grand-père à coups de bâton à Phnom Penh parce qu’il ne pouvait plus servir, c’était à pisser de rire. J’ai sauté de mon pieu et je suis allé chercher à sagesse dans le dictionnaire de Chuck. J’ai trouvé sagesse : connaissance inspirée des choses divines et humaines. Je leur ai lu ça et ça les a fait rigoler, même Tong. Il y avait aussi parfaite connaissance des choses que l’homme peut savoir, et c’était pas mal non plus. Il y avait qualité, conduite de sage, calme supérieur, joints aux connaissances. Il y avait longtemps que je ne m’étais autant marré qu’en lisant ça. J’ai même recopié pour monsieur Salomon, qui avait besoin de tout le calme supérieur qu’on pouvait trouver.
XII
Après, je suis allé au gymnase rue Caumer où j’ai tapé sur le sac jusqu’à ce qu’il ne me reste plus de bras. C’est ce que Chuck appelle l’impuissance et l’incompréhension, si ça peut lui faire plaisir de m’étudier, tant mieux. Il dit que mes rapports avec le roi Salomon sont ceux du fils avec l’absence du Père et qu’il n’avait jamais vu un mec qui avait besoin autant que moi de prêt-à-porter. Il n’a pas parlé de Dieu, mais c’est tout comme. Il faut savoir que pour ce tordu supérieur, le prêt-à-porter, c’est des vêtements déjà tout faits depuis longtemps et qu’on se refile, la famille, papa, maman, notre Père-qui-êtes-au-ciel, qu’on appelait valeurs sûres à la bourse des valeurs, et pour lui, comme j’ai rien de tout ça, je me suis attaché au roi du pantalon, faute de mieux. C’est complètement faux, vu que monsieur Salomon faisait aussi des vêtements sur mesure où chacun trouvait ce qui lui convenait. J’ai vu un de ses premiers prospectus qu’il conservait encadré pour l’amusement, lorsqu’il avait commencé à chercher ce qu’il pouvait faire pour l’humanité, et il avait eu cette idée et avait fait imprimer que toute personne qui achèterait six pantalons aurait droit à un pantalon coupé sur mesure dans l’étoffe de son choix. Je signale ça à cause de cette idée de Chuck sur l’impuissance, pour montrer qu’il y a toujours quelque chose à faire et que nous ne sommes pas condamnés à rester le cul nu. J’ai donc tapé sur le sac comme un enragé, ça m’a vidé et je ne me suis plus demandé pourquoi c’est ainsi et pas autrement et pourquoi il n’y a personne au numéro que vous avez demandé. Après, je suis allé voir monsieur Galmiche, l’entraîneur, qui a des yeux et un visage comme des œufs sur le plat. Il a pris sur la gueule plus que n’importe qui et quand il sourit, parce qu’il m’a en amitié, on a beau voir ça, on a peine à le croire.
— Alors, Jeannot, c’est la grande rogne aujourd’hui ?
— Bof. Vous avez quel âge, monsieur Louis ?
— Soixante-douze. J’ai commencé contre Marcel Thil en 1932.
— Ça fait beaucoup de coups sur la gueule.