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— Les coups sur la gueule, ça fait partie de l’homme. Tu sais ce qu’il disait, Georges Carpentier ?

— Qui c’était ?

Il parut vexé.

— C’est le gars qui a traversé le premier l’Atlantique en avion, merde.

— Ah bon. Et qu’est-ce qu’il disait ?

— Qu’au commencement il y avait les coups et que c’est comme ça que nous est venue une gueule, parce que c’est la fonction qui crée l’organe.

— Ça veut dire quoi ?

Il fit un petit signe d’approbation.

— T’as raison, petit. Tu te défends bien.

— J’ai un ami qui est encore plus vieux que vous, monsieur Louis, et qui se défend lui aussi, pour garder le moral, c’est ce qu’on appelle l’humour juif. J’ai cherché dans le dictionnaire pour lui trouver du réconfort. Il doit bien y avoir quelque chose qui peut servir à aider les partants. J’ai déjà regardé à sérénité et à détachement philosophique et puis j’ai regardé à sagesse. Vous savez ce que j’ai trouvé ?

— Dis toujours, il y a peut-être quelque chose que je n’ai pas remarqué.

— Sagesse : connaissance inspirée des choses divines et humaines. Parfaite connaissance des choses que l’homme peut savoir. Calme supérieur joint aux connaissances. Hein ?

Monsieur Galmiche ne se fâche jamais, il a passé le cap. Il a un peu serré les mâchoires, il a sifflé du nez, enfin, de ce qui en restait.

— C’est pour ça que tu tapais comme un sourd, tout à l’heure ?

— Un peu, oui.

— Tu fais bien. Il vaut mieux taper dans un sac que de foutre des bombes, comme d’autres p’tits gars de ton âge.

XIII

J’ai pris une douche, je me suis rhabillé et je me suis rendu chez monsieur Salomon pour voir s’il était encore là. J’ai filé rapidement à côté de la loge de monsieur Tapu, le concierge, qui ne peut pas me blairer et ne rate jamais une occasion de sortir de sa loge pour faire son plein de haine à mon passage. C’est quelque chose dans mon physique, on ne peut pas plaire à tout le monde. Je le fais sortir et il n’y a rien à faire. J’essaye de l’éviter, j’aime bien ne pas le voir, ça fait quand même quelque chose de moins, mais c’est toujours ah vous voilà ! derrière mon dos et je suis bien obligé de le rencontrer. Moi, quand je suis en présence d’un con, d’un vrai, c’est l’émotion et le respect parce qu’enfin on tient une explication et on sait pourquoi. Chuck dit que si je suis tellement ému devant la Connerie, c’est parce que je suis saisi par le sentiment révérenciel de sacré et d’infini. Il dit que je suis étreint par le sentiment d’éternité et il m’a même cité un vers de Victor Hugo, oui, je viens dans ce temple adorer l’Éternel. Chuck dit qu’il n’y a pas une seule thèse sur la Connerie à la Sorbonne et que cela explique le déclin de la pensée en Occident.

— Alors, on vient voir le roi des Juifs ?

Au début, j’essayais d’être gentil avec lui, mais ça ne faisait que l’aggraver. Plus j’étais poli, oui monsieur Tapu, non monsieur Tapu, je ne le ferai plus, monsieur Tapu, je ne l’ai pas fait exprès, monsieur Tapu, et plus je lui manquais. Alors j’ai commencé à l’alimenter. On a toujours besoin des autres, on ne peut pas passer sa vie à se détester soi-même. Chuck dit que si les loubards n’attaquaient plus les personnes âgées, si les Juifs n’étaient plus là, si les communistes s’évaporaient et si les travailleurs immigrés étaient renvoyés chez eux, ce serait pour monsieur Tapu le désert affectif. J’avais de la peine pour lui et je faisais des trucs exprès pour le motiver, j’arrachais une baguette métallique de la moquette, je cassais une vitre ou je laissais la porte de l’ascenseur ouverte pour lui donner satisfaction. C’était un mec qui avait besoin d’assistance. Quand on a de la rancune à ne plus savoir quoi en faire ni à quoi l’accrocher et que ça devient tellement démesuré que c’est tout le système solaire, on se sent mieux quand on trouve une motivation, même si c’est seulement un mégot sur le tapis ou une porte de l’ascenseur laissée ouverte. Il avait besoin de moi, il lui fallait quelqu’un de personnel à détester, parce que sans ça c’était le monde entier et c’était trop grand. Il fallait quelqu’un et quelque chose de palpable. Un fier-à-bras qui ne lui faisait pas peur, non monsieur. Au début, quand je lui proposais de porter les ordures ou de donner un coup de main pour balayer, c’était un peu comme les ouvriers algériens qui sont doux et gentils et refusent de violer et qui se rendent ainsi coupables de non-assistance aux personnes dans leurs opinions. Quand j’ai compris que je lui manquais, je me suis mis à l’aider. J’ai commencé par pisser contre le mur dans l’escalier, à côté de sa loge. Il n’était pas là mais il m’a tout de suite reconnu. Quand je suis redescendu, il m’attendait.

— C’est vous qui avez fait ça !

— J’aurais pu dire oui c’est moi pour vous servir mais ce n’était pas assez, il avait encore besoin que je mente. J’ai remonté mon pantalon d’un geste je vous emmerde et j’ai dit :

— Vous m’avez vu ? Bien sûr que non. Vous étiez pas là. Vous êtes jamais là quand on a besoin de vous !

Je lui ai fait un bras d’honneur et je suis parti. Depuis, il me considère avec satisfaction, parce qu’il sait que c’est moi qui vais assassiner monsieur Salomon pour lui voler son liquide et ses trésors philatéliques. La seule chose qui lui manque chez moi, c’est que je ne suis pas un travailleur algérien parce qu’alors ce serait la perfection. Quand de Gaulle a balancé l’Algérie, j’ai tout de suite su ce qui allait se passer, et j’avais raison, quand on était là-bas les Algériens étaient huit millions et depuis qu’on est parti, ils sont devenus vingt millions. Vous m’avez compris. Motus, bouche cousue, parce qu’on va m’accuser de génocide, mais vingt millions, vous voyez ce que de Gaulle a fait et ce qui se prépare. Moi qui étais pour le maréchal Pétain, même que j’ai perdu un cousin dans la légion antibolchevique, je me trompe rarement. Chuck avait essayé d’interviewer monsieur Tapu pour sa thèse sur la Connerie mais ils ne sont pas allés loin sur le magnétophone, parce que Chuck avait commencé à avoir des terreurs nocturnes et à appeler au secours, tout son karaté pour durcir sa sensibilité, ça va pas chercher loin comme art martial d’autodéfense.

Monsieur Tapu était donc là, devant sa loge, avec son béret, son mégot et son air malin et renseigné, car lorsque la Connerie éclaire le monde, on sait tout et on a tout compris. Du coup, j’ai même éprouvé une bonne chaleur amicale, parce que les cons comme monsieur Tapu, on leur doit beaucoup, c’est bon pour l’angoisse de les voir et entendre, on sait pourquoi et comment, il y a une explication régionale. J’étais là, sur la huitième marche de l’escalier et j’avais la gueule tout illuminée de compréhension, de sympathie et de sacré, j’éprouvais des sentiments révérenciels, je venais dans ce temple adorer l’éternel. Monsieur Tapu parut même inquiet, tellement j’illuminais.

— Qu’est-ce qui vous prend ? me lança-t-il avec méfiance.

J’avais lu dans V. S. D. qu’on avait trouvé un crâne humain tout frais en Afrique qui remontait à huit millions d’années, alors ce n’est pas d’hier. Sauf que Chuck dit que la Connerie ne pouvait pas exister à l’époque parce qu’on n’avait pas l’alphabet.

Je me suis marré et monsieur Tapu s’est tordu de haine.

— Je ne vous permets pas ! gueula-t-il, car il n’y a rien de pire pour eux que d’être visé par le rire.

— Excusez-moi, monsieur Tapu, vous êtes notre père et mère à tous ! que je lui ai dit. Tout ce que je veux, c’est venir vous voir de temps en temps et vous contempler pour la clarté et la beauté de la chose !