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Et j’ai descendu les huit marches – je dis bien huit, car après, avec la postérité historique, il y aura peut-être des doutes et des discussions là-dessus -et j’ai tendu à monsieur Tapu la main de l’amitié, vu que c’était un moment de révélation qui méritait un geste que les photographes pourraient immortaliser plus tard. Mais lui, c’était plutôt crever. Alors je suis resté là la main tendue et puis je lui ai fait comme d’habitude le bras d’honneur et je suis remonté avec le sentiment bénévole que j’avais rechargé les batteries de monsieur Tapu et j’étais content parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut aider un homme à vivre.

J’étais déjà au deuxième et il gueulait encore, de bas en haut, le visage et le poing levés vers moi :

— Voyou ! Malfrat ! Camé ! Sale gauchiste !

J’étais content. C’était encore un mec qui avait besoin d’assistance.

XIV

J’ai trouvé monsieur Salomon habillé comme si c’était le grand jour. Il était vraiment fringué avec la dernière élégance, un costume qui pouvait lui servir encore cinquante ans et même davantage, si l’endroit n’était pas trop humide et suffisamment étanche. Monsieur Salomon fut content lorsqu’il vit que j’admirais le tissu.

— Je l’ai fait faire tout spécialement à Londres.

J’ai tâté.

— C’est du solide. Ça va vous durer encore cinquante ans.

C’est plus fort que moi. Je ne peux pas m’empêcher de tourner autour du pot. Dès que je me retiens de dire quelque chose d’un côté, ça sort de l’autre. J’ai essayé de me rattraper.

— Ils ont trouvé une vallée en Équateur ou les gens vivent jusqu’à cent vingt ans, dis-je.

En dehors du coiffeur et de la manucure qui venaient le préparer, il y avait là encore un petit mec avec une serviette en cuir. Sur le bureau, il y avait des documents avec la signature de monsieur Salomon. Il paraît qu’il y a des personnes qui refont leur testament tout le temps, car ils ont peur d’oublier quelque chose. Je me suis toujours demandé ce que monsieur Salomon allait faire du taxi après sa mort. Il y a peut-être une loi pour les taxis qui sont laissés seuls au monde sans propriétaire. La radio a dit que l’on a trouvé un clochard à moitié bouffé dans une cabane à la campagne, mais pour les véhicules à quatre roues ils ont sûrement prévu quelque chose. J’essaye toujours de m’habituer à l’idée mais je n’y arrive jamais. Les anciens avaient des fétiches et ils apportaient des poulets et des légumes pour les amadouer, mais c’étaient des croyances. Je n’arrive pas à me faire à l’idée, et pas seulement pour les vieilles personnes et monsieur Salomon que j’aime tendrement, mais pour tous les terminus. Chuck m’explique que j’ai tort d’y penser tout le temps. Il dit que la mortalité est un truc sans issue et que c’est pas la peine. Ce n’est pas vrai. Je n’y pense pas tout le temps, au contraire, c’est la mortalité qui pense à moi tout le temps.

— Je viens d’acheter la collection Frioul, m’annonça monsieur Salomon en m’indiquant les documents et les albums sur le bureau. Elle n’a pas grande valeur sauf le cinq centimes rose de Madagascar, une pièce rarissime. Et ils ne voulaient pas le vendre séparément.

Et c’est alors que monsieur Salomon a dit quelque chose d’énorme et de vraiment royal. Vous allez croire que j’exagère mais écoutez ça :

— Pour moi les timbres-poste sont aujourd’hui la seule valeur-refuge.

Valeur-refuge. Il l’a vraiment prononcé. Il se tenait là, déjà manucuré, coiffé et taillé, très droit, avec ses quatre-vingt-quatre ans et son costume en tissu anglais spécialement fait pour durer encore cinquante, et il m’observait avec bonhomie de son regard noir de défi, tellement au-dessus de tout ça et souverain, que la mortalité ne pouvait pas se permettre. Chuck dit que c’est ce qu’on appelle dans l’armée l’action psychologique, pour faire reculer l’ennemi. Puis il est allé jusqu’au bureau, il a pris une enveloppe et il l’a levée à la lumière, pour me montrer. C’était vrai. Ça ne se discute pas. C’était bien le cinq centimes rose de Madagascar.

— Monsieur Salomon, je vous félicite.

— Mais oui, mon petit Jean, il suffit de réfléchir. Le timbre-poste est aujourd’hui la seule valeur-refuge…

Il tenait toujours l’enveloppe levée et il m’observait avec la petite lueur dans son regard noir. Chuck dit qu’avec l’humour juif, on peut même se faire arracher les dents sans douleur, c’est pourquoi les meilleurs dentistes sont juifs en Amérique. Selon lui, l’humour anglais n’est pas mal non plus comme arme d’autodéfense, c’est ce qu’on appelle les armes froides. L’humour anglais vous permet de rester un gentleman jusqu’au bout même quand on vous coupe les bras et les jambes, et que tout ce qui reste de vous c’est un gentleman. Chuck peut parler de l’humour pendant des heures parce que c’est un angoissé, lui aussi. Il dit que l’humour juif est un produit de première nécessité pour les angoissés et que peut-être monsieur Tapu n’est pas sans avoir raison quand il dit que je me suis enjuivé, parce que j’ai attrapé du roi Salomon cette angoisse qui me fait rire tout le temps.

C’est ce que j’ai fait, pendant que monsieur Salomon levait sa valeur-refuge à la lumière et la contemplait en souriant. C’était un sourire comme si ses lèvres avaient pris cette habitude il y a très longtemps et une fois pour toutes. On ne peut donc pas savoir s’il sourit maintenant ou s’il a souri il y a mille ans et qu’il a oublié de l’enlever. Il a des yeux très sombres et vifs qui ont été épargnés par la cataracte. Ils ont des lueurs de gaieté quand on les voit à la lumière et c’est ce qu’il a de plus indomptable. Il n’a pas les traits ethniques. Il a su garder tous ses cheveux et ils sont très blancs et ramenés en arrière par un peigne, et parfois une très courte barbe que le coiffeur met au point tous les jours. Il la laisse pousser un peu et puis il la coupe, ce qui le fait rajeunir. Tong, qui connaît mieux les vieillards que nous parce qu’ils ont plus de poids chez les Orientaux et qui a fini le lycée à Phnom Penh, dit que monsieur Salomon a le visage d’un grand d’Espagne dans L’Enterrement du comte d’Orgaz ou celui de José Maria de Heredia dans Les Conquistadors. Moi j’ai quitté l’école avant mais je suis sûr que monsieur Salomon ne ressemble à personne. Peut-être que si Jésus-Christ avait vécu jusqu’à un âge vénérable, en blanchissant sous le harnais, et s’il avait un nez plus court et un menton plus dur, on pourrait parler de ressemblance, allez savoir. Il portait une cravate de soie gris perle avec une perle du même ton. Il ne mettait jamais ses lunettes à l’intérieur. Dans sa boutonnière, il y avait une fleur blanche avec un bec jaune qui sortait comme un oiseau et il avait mis aussi le ruban du Mérite, qu’on lui avait donné à juste titre.

— Est-ce que le taxi est en bas, Jeannot ?

J’ai horreur qu’on m’appelle Jeannot, à cause de Jeannot Lapin, ainsi qu’il y a des filles qui ne se gênent pas pour me le dire. Moi, quand il y a une fille qui me caresse les cheveux en me disant Jeannot Lapin, ça me fait débander, parce que ça fait maternel. La maternité est une belle chose, mais il faut savoir où on la met.

— Non, monsieur Salomon. J’ai fini ce matin. C’est Tong qui l’a aujourd’hui.

— Eh bien, nous allons prendre ma Citroën familiale. Peux-tu me mener rue Cambige ? Je n’aime pas conduire lentement dans Paris aujourd’hui. J’avais une Bugatti, autrefois. Mais elle est devenue une pièce de musée.

Il prit ses gants et son chapeau et sa canne à pommeau d’argent en tête de cheval. Il avait des gestes un peu brusques qui dépassaient ses intentions, pour des raisons arthritiques.