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J’ai été aussi étonné par sa voix qui grondait, même pour me donner l’adresse rue du Sentier, alors qu’il n’y avait pas de raison. Peut-être qu’il était en colère et ne voulait pas aller à sa destination. J’ai cherché dans le dictionnaire le mot qui convenait le mieux à notre première rencontre historique, et à l’impression qu’il m’avait faite en entrant dans mon taxi la tête la première en me donnant l’adresse rue du Sentier, et j’ai retenu gronder, produire un bruit sourd et menaçant sous l’effet de l’indignation et de la colère, mais je ne savais pas à ce moment que c’était encore plus vrai pour monsieur Salomon. Plus tard, j’ai cherché mieux et j’ai trouvé courroux, irritation véhémente contre un offenseur. Le grand âge lui donnait des raideurs et des difficultés de reins, de genoux et d’ailleurs, et il est monté dans mon taxi avec cet ennemi qu’il avait sur le dos et son irritation contre cet offenseur.

Il y eut une coïncidence, quand il s’est assis et que j’ai démarré. J’avais la radio ouverte et, comme par hasard, la première chose qu’on a entendue, c’était les dernières nouvelles sur le naufrage et la marée noire en Bretagne, vingt-cinq mille oiseaux morts dans le mazout. J’ai gueulé, comme d’habitude, et monsieur Salomon s’est indigné lui aussi, de sa belle voix grondante.

— C’est une honte, dit-il, et je l’ai vu soupirer dans le rétroviseur. Le monde devient chaque jour plus lourd à porter.

C’est là que j’ai appris que monsieur Salomon avait été dans le prêt-à-porter toute sa vie, surtout dans le pantalon. Nous avons parlé un peu. Il avait pris depuis quelques années sa retraite du pantalon et il occupait ses loisirs à des œuvres de bienfaisance, car plus on devient vieux et plus on a besoin des autres. Il avait donné une partie de son appartement à une association qui s’appelait S. O. S. Bénévoles, où l’on peut téléphoner jour et nuit quand le monde devient trop lourd à porter et même écrasant, et c’est l’angoisse. On compose le numéro et on reçoit du réconfort, ce qu’on appelle l’aide morale, dans le langage.

— Ils étaient en difficulté financière et n’avaient plus de local. Je les ai pris sous mon aile.

Il a ri en parlant de son aile, et là aussi c’était un grondement, comme si le rire était ce qu’il avait dans ses profondeurs. Nous avons parlé des espèces en voie d’extinction, ce qui était normal, vu qu’à son âge il était le premier menacé. Je roulais très lentement, pour ne pas arriver trop vite. Je connaissais déjà S. O. S. Amitié mais je ne savais pas qu’il y en avait d’autres et que les secours s’organisaient. J’étais intéressé, ça peut arriver à n’importe qui, sauf qu’il ne me viendrait pas à l’idée d’appeler S. O. S. Amitié ou autres au téléphone, vu qu’on ne peut pas rester accroché au téléphone toute sa vie. Je lui ai demandé qui étaient les personnes qui répondaient aux appels et il m’a répondu que c’étaient des jeunes de bonne volonté, et que c’étaient aussi surtout les jeunes qui appelaient, car les vieux s’étaient habitués. Il m’a expliqué qu’il y avait là un problème, il fallait trouver des bénévoles qui viennent pour aider les autres et pas pour se sentir mieux eux-mêmes sur leur dos. On n’était pas loin du Sentier, je n’avais pas compris, je ne voyais pas comment un appel au secours peut soulager celui qui le reçoit. Il m’a expliqué avec bienveillance que c’était assez fréquent en psychologie. Il y a, par exemple, des psychiatres qui n’ont pas été aimés dans leur jeunesse ou qui s’étaient toujours sentis moches et rejetés et qui se rattrapent en devenant psychiatres et s’occupent des jeunes drogués et des paumés et se sentent d’importance et sont très recherchés, ils règnent, ils sont entourés d’admiration et de belles mômes qu’ils n’auraient jamais connus autrement et ils ont ainsi un sentiment de puissance et c’est ainsi qu’ils se soignent eux-mêmes et se sentent mieux dans leur peau.

— Nous avons eu des bénévoles à S. O. S. qui étaient des angoissés, ce qu’on appelle des « dépourvus affectifs » et lorsqu’ils reçoivent un appel désespéré, ils se sentent moins seuls… L’aide humanitaire n’est pas sans poser des problèmes.

J’ai roulé encore plus lentement, j’étais vraiment intéressé, et c’est là que j’ai demandé à monsieur Salomon comment il était passé du prêt-à-porter à l’aide humanitaire.

— Le prêt-à-porter, mon jeune ami, on ne sait pas très bien où ça finit et où ça commence…

On était arrivés rue du Sentier, monsieur Salomon est descendu, il m’a réglé, avec un très bon pourboire, et c’est là que c’est arrivé, sauf que je ne sais pas très bien quoi. En me réglant, il m’a regardé avec amitié. Et puis il m’a regardé encore, mais d’une drôle de façon, comme si j’avais quelque chose dans le visage. Il a même eu un haut-le-corps, mouvement brusque et involontaire marquant un vif étonnement. Il n’a rien dit, un moment, sans cesser de me dévisager. Ensuite il a fermé les yeux et il s’est passé la main sur les paupières. Puis il a ouvert les yeux et il a continué à me contempler fixement sans mot dire. Il a détourné ensuite son regard et je voyais qu’il réfléchissait. Il m’a jeté encore un coup d’œil. Je voyais bien qu’il avait une idée en tête et qu’il hésitait. Alors il a eu un curieux sourire, un peu ironique mais surtout triste, et il m’a invité à prendre un verre d’une manière inattendue.

Ça ne m’était encore jamais arrivé dans mon taxi.

On s’est assis dans un tabac et il a continué à me dévisager avec étonnement, comme si ce n’était pas possible. Après il m’a posé quelques questions. Je lui ai dit que j’étais dépanneur de mon métier, bricoleur plutôt, j’étais doué des mains pour arranger toutes les choses qui ne marchent pas, la plomberie, l’électricité, la petite mécanique, je ne connaissais pas la théorie mais j’avais appris par la pratique. J’avais aussi pris une part dans le taxi, avec deux copains, Yoko, qui faisait des études de chiro-masseur pour rentrer chez lui en Côte d’ivoire où ça manque, et Tong, un Cambodgien qui avait réussi à se sauver grâce à la frontière thaïlandaise. Le reste du temps j’étudiais à titre personnel dans les bibliothèques municipales, comme autodidacte. J’avais quitté l’école après la communale et depuis je m’instruisais tout seul, surtout dans les dictionnaires, qui sont ce qu’il y a de plus complet, puisque ce qui ne s’y trouve pas ne se trouve pas ailleurs. Le taxi n’était pas encore à nous, on avait emprunté, il manquait encore une brique et demie mais on avait la licence et bon espoir de rembourser.

Et c’est là que j’ai été étonné comme je ne l’ai encore jamais été dans ma vie, parce que cette fois c’était agréable. Monsieur Salomon était assis devant son café et il tapotait distraitement du bout des doigts, ainsi qu’il en avait l’habitude quand il méditait, je l’ai vu plus tard.

— Eh bien, je pourrais peut-être vous aider, dit-il, et il faut savoir que le mot aider est celui que le roi Salomon préfère, vu que c’est celui qui manque le plus. Je dis « le roi Salomon » sans expliquer, mais ça va venir, on ne peut pas être partout à la fois.

— Je peux peut-être vous aider. Justement, je souhaiterais avoir un taxi à ma disposition prioritaire. J’ai une voiture familiale mais je n’ai pas de famille et je ne conduis plus moi-même. J’aimerais mettre aussi un moyen de transport à la disposition des personnes démunies, qui ont du mal à se déplacer pour des raisons physiques, cœur, jambes, yeux et caetera…