Выбрать главу

— Monsieur Salomon, je suis fier de vous avoir connu. Je penserai toujours à vous avec émotion.

Il m’a mis la main sur l’épaule, et nous sommes restés ainsi un moment, émus, l’œil dans l’œil, et ça commençait même à ressembler à une minute de silence. Chuck me dit que, chez les Juifs, l’humour meurt toujours le dernier.

Monsieur Salomon a sonné encore une fois.

Il y avait beaucoup de lumière dans l’escalier à cause de la fenêtre et il avait le soleil sur le visage. Je pensais à ce portrait qu’il avait mis en reproduction, sur le mur, dans sa salle d’attente. C’est un des chefs-d’œuvre immortels de la peinture et il s’est rendu universellement connu. Il paraît que son auteur avait déjà plus de quatre-vingt-dix ans quand il s’était peint et c’est sans doute pourquoi monsieur Salomon l’avait mis dans la salle d’attente. C’était également lui qui avait fait la Joconde pour le Louvre, et une fois Chuck m’y avait traîné, pour me faire voir qu’il y avait quand même autre chose. Le visage de monsieur Salomon était gris pierre et quand il se tournait légèrement vers la porte qui ne s’ouvrait toujours pas, je ne savais plus si c’était l’obscurité ou la tristesse. La prochaine fois, je ne m’occuperai pas des vieux mais des enfants, qui ne sont jamais définitifs.

— Monsieur Salomon, vous êtes un héros de l’antiquité !

Il gardait toujours sa main sur mon épaule. C’était un geste qu’il affectionnait parce qu’il était plein d’enseignement. Je crus un instant qu’il allait me parler comme il ne m’avait encore jamais parlé ou même comme personne n’avait encore parlé à personne, comme Dieu dans cette pub lorsqu’il reproche au pêcheur d’avoir employé une lessive qui ne blanchissait pas assez et lui indiquait la bonne marque. Mais monsieur Salomon a seulement dit :

— Encore une sonnette qui ne marche pas.

Là-dessus, il donna trois grands coups de canne dans la porte.

C’était ce qu’il fallait faire et la porte s’ouvrit. Une personne africaine avec beaucoup de seins nous a fait entrer.

— Vous aviez rendez-vous ?

— Oui, dit monsieur Salomon. J’ai un rendez-vous. Votre sonnette ne marche pas.

— Attendez un moment, il y a quelqu’un.

On s’est assis. La personne africaine nous a laissés. Je me demandais comment la voyante allait s’en tirer, qu’est-ce qu’elle allait lui annoncer, alors que c’était tout vu, tout connu. Mais monsieur Salomon ne manifestait aucune inquiétude et il se tenait très droit, le chapeau et les gants sur les genoux, les mains jointes sur sa tête de cheval. Il était venu là pour savoir ce qui l’attendait, car la vie est pleine de bonnes surprises.

Je me disais qu’il avait raison, après tout, de se faire lire l’avenir, il n’y a pas que les années qui comptent, il y a aussi les mois et les petites semaines.

C’est alors que madame Jolie est entrée dans la salle d’attente. C’était une personne aux cheveux teints très noirs, tirés en arrière, et elle avait des yeux perçants, ce qui est normal chez une voyante. En apercevant monsieur Salomon, elle parut embêtée, et j’ai cru un moment qu’elle n’allait pas le prendre.

Nous nous sommes levés.

— Madame, dit monsieur Salomon d’un ton distingué.

— Monsieur…

— J’ai rendez-vous.

— Je m’en doute.

Encore une qui se permettait.

— Excusez-moi de vous dévisager ainsi, mais la première impression que l’on a de quelqu’un est, dans mon métier, très importante.

— Je comprends parfaitement.

— Entrez. Entrez.

Elle se tourna vers moi d’un air aimable.

— Monsieur attend son tour ?

Merde.

— Évidemment, madame, que j’attends mon tour, nous attendons tous notre tour, mais je n’ai pas besoin de consulter pour ça et je peux aussi bien attendre dehors.

J’ai attendu quarante minutes. Quarante minutes pour prédire l’avenir d’un mec de quatre-vingt-quatre ans.

Quand il est descendu, monsieur Salomon paraissait content.

— Nous avons eu une bonne conversation.

— Qu’est-ce qu’elle a vu, pour vous ?

— Elle ne m’a pas donné beaucoup de détails, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de visibilité. Mais je n’avais pas à m’inquiéter. J’allais entrer dans une longue période de tranquillité. Auparavant, j’allais faire une rencontre… Il paraît aussi que je vais faire un grand voyage…

J’ai eu froid dans le dos et j’ai vite jeté un coup d’œil dans le rétroviseur, mais non, il avait son bon regard souriant.

— Je vais y réfléchir.

— Il ne faut pas y penser, monsieur Salomon.

— Je n’aime pas beaucoup les voyages collectifs…

— Vous pouvez partir tout seul.

— J’aimerais assez connaître les oasis du Sud tunisien…

J’ai eu un coup au cœur.

— Vous les connaîtrez, monsieur Salomon. C’est pas un problème, les oasis. Ils sont là et ils vous attendent. Vous avez encore le temps de voir tout ce que vous voulez et même tout ce que vous ne voulez pas. Je ne sais pas ce qu’elle vous a dit, cette voyante, mais moi je vous dis que vous les verrez, les oasis, un point, c’est tout. Et, le jour venu, vous trouverez toujours une place, grâce à Dieu, ce n’est pas ce qui manque. Vous pouvez même prendre une concession perpétuelle, si vous voulez, comme ça, vous n’êtes pas tenu de partir à un jour fixe. Vous pouvez partir quand ça vous prend.

— Vous croyez vraiment que le Club Méditerranée…

— Je ne sais pas si le Club Méditerranée s’occupe de ça, mais il n’a pas le monopole. Et vous n’êtes pas obligé de vous grouper. Vous pouvez partir tout seul.

Je l’ai raccompagné chez lui, j’ai mis la voiture au garage et je suis rentré à la maison. J’ai trouvé Chuck qui voulait étudier, et Yoko qui voulait jouer de l’harmonica, c’était un conflit d’intérêts, ils n’ont pu rien faire ni l’un ni l’autre et ils se sont engueulés à la place. Je leur ai fait savoir que monsieur Salomon était tellement angoissé qu’il était allé consulter une voyante, mais ça ne leur a rien fait, il faut croire qu’on ne soulève pas les mêmes montagnes, eux et moi.

J’ai pris le journal délavé qui traînait, il y avait un gros titre qui disait J’ai vu pleurer les sauveteurs impuissants et les vingt-cinq mille oiseaux englués se sont mis encore une fois à mourir sous mes yeux en Bretagne. Ce qui m’a fait penser qu’il était presque l’heure d’aller chercher mademoiselle Cora. J’ai pris une douche, j’ai mis une chemise propre et mon blouson. De toute façon, ce n’était pas la peine d’aller en Bretagne, les oiseaux étaient foutus. Ils donnaient même les noms des condamnés, les macareux, les fulmans, les pingouins et les fous de Bassan, et d’autres espèces que je n’ai pas voulu retenir, quand on ne connaît pas les noms, ce n’est pas personnel, ça fait moins. Si je n’avais pas rencontré monsieur Salomon et mademoiselle Cora et tous les autres, j’y aurais pensé moins. Lorsque vous voyez dans la rue une très vieille personne qui n’a pour ainsi dire plus de jambes et qui fait son marché à tout petits pas raides toc toc toc, vous y pensez un moment d’une manière générale et sans vous précipiter vers elle avec votre prêt-à-porter. Je sais par exemple que les baleines vont être bientôt disparues ou que les tigres royaux du Bengale et les grands singes ne valent guère mieux, mais ça fait toujours beaucoup plus mal quand c’est chez quelqu’un que vous connaissez personnellement. Il n’y a pas de toute que si je continue ainsi comme bénévole tous azimuts avec les uns et les autres, je finirai par devenir le roi du prêt-à-porter, parce que c’est ça, la sympathie, et ça ne suffit pas, il faudrait trouver autre chose et beaucoup plus, au lieu de mourir comme des cons.