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À propos du prêt-à-porter, j’ai vu l’autre jour un truc vraiment marrant, rue Baron. Ils avaient là une vieille entreprise de pompes funèbres avec des photos de cercueils de première qualité en vitrine et puis ils ont fait des travaux et qu’est-ce qu’ils ont mis à la place ? Une boutique de prêt-à-porter !

C’est vous dire.

XVI

Je suis allé manger un morceau au snack et puis il était neuf heures et Tong avait fini et j’ai trouvé le taxi au garage. J’ai resquillé quelques courses jusqu’à neuf heures trente, au lieu de m’arrêter à huit, et puis j’ai mis le drapeau et je suis allé chercher mademoiselle Cora. Elle était déjà toute prête quand je suis arrivé. Je lui ai encore apporté un bouquet comme elle en avait autrefois. Il faut savoir que les fleurs jouent un rôle important dans la vie des femmes quand elle les reçoivent, mais elles jouent un rôle beaucoup plus important quand elles n’en reçoivent plus, d’abord peu à peu et puis tout à fait.

Quand j’en ai offert à mademoiselle Cora que la fleuriste de la rue Menard a choisies elle-même, elle a aussitôt enfoui son sourire dans les myosotis et avec sa taille encore féminine, quand elle avait ainsi le visage caché dans les fleurs qu’elle respirait, elle avait l’air d’une jeune fille. Elle portait une robe d’un vert foncé et une ceinture couleur d’ambre solaire, un petit bijou de son signe épinglé sur sa poitrine. Elle était poisson. Elle est restée ainsi longtemps à respirer les fleurs et je vous jure que je lui ai fait plaisir. Bien sûr quand elle a levé le visage on voyait bien que la vie était passée par là et je lui ai tout de suite pris la main pour montrer que ça n’avait pas d’importance. Je m’en foutais de l’âge qu’elle pouvait avoir, je n’y pensais pas, ça m’était égal, soixante-trois ou soixante-cinq ans, je n’avais pas à entrer là-dedans, c’est comme pour les baleines, les grands singes et les tigres royaux du Bengale, vous ne vous occupez pas de l’âge qu’ils ont pour gueuler et protester et les empêcher d’être exterminés. Je suis pour la protection des espèces dans leur ensemble, car c’est ce qui manque le plus.

La seule chose qui était pénible, c’était que mademoiselle Cora avait mis trop de produits sur son visage. Je pense que c’était à cause de ses habitudes théâtrales et pas du tout pour lutter contre son âge, mais j’étais embêté. Avec cette façon qu’elle s’était maquillée avec du rouge à lèvres gras et épais qu’elle mouillait tout le temps avec sa langue, le noir, le bleu, le blanc, surtout le bleu et le blanc sur les paupières, et avec chaque cil couvert personnellement de mascara, on risquait de se tromper sur ma profession. Ça m’a irrité de sa part. Et puis je me suis dit que ça doit être difficile pour une femme qui ne se ressemble plus et qui est devenue une autre insidieusement et si peu à peu qu’elle l’oublie et n’arrive pas à en tenir compte. Mademoiselle Cora a gardé son habitude d’être jeune et si elle s’est maquillée trop c’est comme les gens qui n’ont pas le souci du temps qu’il fait et qui s’habillent en hiver comme au printemps et attrapent la crève. J’ai eu honte. Pas à cause de mademoiselle Cora mais parce que j’avais honte. C’était son droit d’essayer de se défendre et moi j’étais un pauvre mec qui n’avait pas le courage de ses opinions.

Mademoiselle Cora s’est aperçue qu’elle m’avait étonné et elle s’est passé doucement la main sur les cheveux et le cou en souriant de plaisir. Je lui ai pris les deux mains et puis j’ai sifflé à l’américaine.

— Qu’est-ce que vous vous êtes faite belle, mademoiselle Cora !

— C’était la robe que je portais il y a un an à la télé, dit-elle. Il y avait un festival de chansons réalistes, alors ils se sont souvenus de moi.

Maintenant que j’y pense, je trouve que la radio avait raison quand elle disait de ne pas venir seul pour la marée noire mais de se mettre par groupe de trente.

Elle est allée encore une fois se regarder dans la glace pour voir si rien ne manquait.

Je me suis demandé de quoi elle vivait. Ça vous rapporte rien, les souvenirs. Elle n’a pas pu mettre de l’argent de côté pour ses vieux jours, parce que ce n’est plus possible. Pourtant, on voyait bien qu’elle ne manquait de rien.

Elle a encore eu une idée, elle est allée ouvrir un placard et elle s’est mis autour du cou une écharpe ambre solaire.

— On prend ma voiture ?

— J’ai mon taxi, mademoiselle Cora. C’est pas la peine.

Dans la voiture elle a continué à se souvenir. Elle avait commencé à seize ans dans les bals musettes. C’était l’accordéon. Son père tenait un petit bistro, du côté de la Bastille. Il l’avait vendu quand sa mère l’avait plaqué.

— Elle était habilleuse au Casino de Paris. Je traînais tout le temps dans les coulisses, je devais avoir dix ans. C’était vraiment la grande époque, on ne reverra plus jamais ça. Il y avait Joséphine Baker, Maurice Chevalier, Mistinguett…

Et elle a ri et puis elle a commencé à chanter :

C’est mon homme..

Je savais que c’était seulement pour mon information historique, sauf qu’elle me jetait un coup d’œil de temps en temps, et quand elle a fini, elle a gardé ses yeux sur moi, comme si je lui rappelais quelqu’un à cause de mon physique populaire, et puis elle a soupiré et je ne savais vraiment pas ce qu’on dit dans ces cas-là. J’ai appuyé sur l’accélérateur et je lui ai parlé de la marée noire en Bretagne pour occuper son attention ailleurs.

— C’est la plus grande cochonnerie écologique qui pouvait nous arriver, mademoiselle Cora. Un coup terrible pour la vie marine… Les huîtres sont en train de crever comme des mouches. Les oiseaux avaient là-bas des sanctuaires. Vous savez, les sanctuaires, là il ne peut rien vous arriver. Eh bien il y en a plus de vingt-cinq mille qui ont été englués dans la marée noire…

Je pensais que ça allait l’aider à ne pas penser à elle-même.

— Il y a des catastrophes écologiques qu’on ne peut pas éviter et alors on doit tout faire pour éviter celles qui sont possibles. Des fois, c’est comme ça et pas autrement, c’est la loi, on n’y peut rien, mais là-bas, au moins, il y avait quelque chose qu’on pouvait éviter.

— Oui, c’est tellement triste, tous ces oiseaux, dit-elle.

— Et les poissons.

— Oui, et les poissons aussi.

— J’ai un ami africain, Yoko, qui explique toujours qu’on ne pense jamais assez au malheur des autres, ce qui fait qu’on n’est jamais content.

Elle parut étonnée.

— Comment ça ? Je ne comprends pas très bien.

On est content quand on pense au malheur des autres ? Dites-moi, il ne me plaît pas du tout, votre ami. Ça vole bas.

— Mais non. Quand vous pensez à toutes les autres espèces menacées, vous vous sentez moins malheureux pour votre compte personnel.

Elle ne semblait pas convaincue.

— Ça va chercher un peu loin, comme raisonnement.

— Bien sûr que ça va chercher loin, mais on ne peut pas se faire du souci seulement pour son propre compte, parce qu’alors on deviendrait vraiment dingue. Lorsque vous pensez au Cambodge, et à des choses comme ça, vous pensez moins à vous-même. Quand on ne pense pas assez aux autres, on pense trop à son propre cas, mademoiselle Cora.