Je me suis tu, je me demandais ce que je faisais là avec cette bonne femme qui en était encore à elle-même et ne se rendait pas compte de l’étendue du désastre. Je me suis donc fermé et je regardais droit devant moi et ce n’était pas possible non plus, c’était comme si on n’avait rien à se dire. Et puis je lui ai jeté un coup d’œil pour voir si on se comprenait mais j’ai tout de suite vu qu’on ne se comprenait pas, mademoiselle Cora me souriait si gaiement et avec un tel air de fête que du coup je me suis senti bien moi aussi, je n’avais pas perdu mon temps et je ne m’étais même pas mis en groupe de trente. On a rigolé tous les deux, parce qu’on se faisait plaisir.
— Alors, mademoiselle Cora ?
— Alors, mon petit Jeannot ?
On a encore rigolé tous les deux.
— Mademoiselle Cora, vous savez pourquoi un héron lève toujours une jambe en l’air lorsqu’il se tient debout ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que s’il lève les deux jambes, il se casse la gueule.
Elle a eu le fou rire. Elle s’était penchée, elle avait mis la main sur son cœur, tellement elle riait.
— Et vous savez pourquoi on ferme toujours un œil lorsqu’on vise ?
Elle secoua la tête, elle ne pouvait pas parler, tellement c’était drôle d’avance.
— Parce que si on ferme les deux yeux, on ne voit plus rien.
Là alors elle n’en pouvait plus. Elle en pleurait, tellement elle riait. Et moi qui pensais il y a un moment encore qu’on n’avait rien à se dire !
XVII
Le Slush est un endroit où je vais une fois par semaine quand ce n’est pas plus et j’y connais tout le monde. Il y a des tas d’endroits comme ça partout et j’aurais mieux fiait d’en choisir un où je n’étais pas connu. Ça m’était égal de me faire sourire dessus parce que je venais là avec une personne qui aurait pu être ma mère et même plus, c’était plutôt pour mademoiselle Cora que j’étais embêté. Elle avait pris mon bras et elle s’est serrée un peu contre moi et il y a eu tout de suite une paumée au bar, la Cathy, qui a eu justement le sourire en question dont je vous parle. Cette conne était perchée sur un tabouret avec des mines de pute, alors qu’elle travaille à la boulangerie de son père, rue de Ponthieu. Elle a tellement reluqué mademoiselle Cora des pieds à la tête quand on est passé que ça aurait mérité une baffe, si j’étais son père. Elle a vraiment reluqué mademoiselle Cora comme si c’était interdit au-dessus de soixante ans et je me suis senti comme si j’entrais dans un sex-shop à l’envers. J’avais sauté Cathy peut-être trois ou quatre fois mais ce n’était pas une raison pour se comporter. On n’avait pas encore fini de passer, quand elle s’est tournée vers Carlos qui tient le bar et elle lui a murmuré des choses en nous suivant des yeux. Il y a des expressions dégueulasses comme « une tante de province » qu’on ne peut pas tolérer et c’était comme si je l’avais entendue.
— Excusez-moi, mademoiselle Cora.
Je l’ai décollée un peu et je me suis approché de Cathy.
— Ça ne va pas, non ?
— Mais… qu’est-ce qui te prend ?
— Oh ça va.
— Non mais dis donc !
— Je t’en foutrais, moi, une tarte de province !
Carlos se marrait et il y avait encore au bar deux ou trois mecquetons qui n’en étaient pas loin. J’aurais pu leur casser la gueule à tous, tellement je me sentais.
Ils ont cessé de rigoler, ils voyaient bien que j’avais besoin de quelqu’un, que je n’avais personne et qu’ils auraient pu faire l’affaire.
— Faut pas être vacharde, Cathy.
Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre, quand on commence à se répondre, ce n’est jamais fini. J’ai rejoint mademoiselle Cora qui regardait l’affiche des Sex Pistols sur le mur des toilettes.
— Excusez-moi, mademoiselle Cora.
— C’est une amie ?
— Non pas du tout, on a seulement couché ensemble. Par ici.
— Je ne comprends plus les jeunes. Vous n’êtes plus les mêmes. On dirait qu’il n’y a plus de tremblements de terre, pour vous.
— C’est à cause de la pilule.
— C’est bien dommage.
— On ne va pas regretter les tremblements de terre, mademoiselle Cora.
Je l’ai mise au fond de la salle dans un coin, mais à la table voisine on a tout de suite commencé à chuchoter en regardant mademoiselle Cora.
— Je crois quelles m’ont reconnue, dit-elle.
— Vous vous êtes arrêtée de chanter quand, mademoiselle Cora ?
— Oh, on m’a encore vue à la télévision il y a dix-huit mois, dans le festival de la chanson réaliste. J’ai aussi fait un gala à Béziers, il y a deux ans. Je pense d’ailleurs que la chanson réaliste va revenir.
Je lui ai pris la main. Ce n’était pas personnel mais on ne peut pas prendre la main du monde entier.
Les trois nanas à la table voisine devaient se dire que j’étais avec mademoiselle Cora pour gagner ma vie, c’est la première chose qui vous vient à l’esprit quand on n’en a pas. On avait l’habitude de me voir là avec des mômes plutôt jolies et j’étais content pour mademoiselle Cora, parce qu’elle avait pris ainsi une bonne place. Je me suis répandu sur la banquette comme un seigneur et j’ai passé un bras autour de ses épaules. Elle s’est dégagée discrètement.
— Il ne faut pas, Jeannot. On nous regarde.
— Mademoiselle Cora… Il y avait une vedette de cinéma qui s’appelait Cora. Cora Lapercerie.
— Mon Dieu, mais comment sais-tu cela ? C’était il y a très longtemps, bien avant ta naissance.
— C’est pas une raison pour l’oublier. Si je pouvais, je me souviendrais de tout le monde, de tous les gens qui ont jamais vécu. C’est déjà assez vache sans ça.
— Sans quoi ?
— Sans qu’on vous oublie.
— Mon vrai nom était Coraline Kermody. Mais je l’ai changé en Lamenaire.
— Pourquoi ? C’est un joli nom, Kermody.
— Parce que ça sonne comme « cœur maudit » et mon père le répétait tout le temps, quand j’étais petite, à cause de ses ennuis de ce côté-là.
— Il était malade du cœur ?
— Non, mais ma mère n’a fait que le tromper et puis elle l’a quitté tout à fait. Il disait que c’était un nom prédestiné, Kermody. J’avais dix ans. Il se saoulait et il restait devant la bouteille à taper sur la table et à répéter « cœur maudit », « cœur maudit ». Ça m’a marquée. Je me suis dit qu’il y avait peut-être un mauvais sort sur nous, à cause de notre nom. Alors je me suis fait appeler Cora Lamenaire.
— Eh bien, vous auriez dû vous faire appeler Durand ou Dupont.
— Pourquoi donc ?
— Parce que c’est la même chose pour tout le monde, et Kermody ou Dupont, ou Durand, c’est du pareil au même. Il y avait un film formidable de Fritz Lang à la cinémathèque, Le Maudit.
— C’est un film d’amour ?
— Non, au contraire. Ça ne fend pas le cœur du tout. Mais ça revient au même. Moins on parle du cœur, mademoiselle Cora, et plus on dit tout ce qu’il y a à dire sur la question, quand vous voyez ce qui se passe. Il y a des choses qui brillent tellement par leur absence que le soleil peut aller se cacher. Je ne sais pas si vous avez vu cette photo du chasseur canadien qui lève son gourdin et le bébé phoque qui le regarde et attend le coup ? Vous savez, le sentimentalisme ?
Alors là elle a fait quelque chose qui m’aurait fait rougir s’il n’y avait pas eu autant de bruit qui diminuait tout. Elle a pris ma main et l’a portée à ses lèvres, elle l’a baisée, et puis elle l’a gardée contre sa joue. Heureusement que le disque était Love me so sweet de Stig Welder et on ne peut pas faire mieux pour l’émotion que ce disque-là, vu que la grosse caisse tape si fort qu’on ne peut ni penser ni sentir. Mademoiselle Cora gardait toujours ma main contre sa joue mais la seule chose que j’entendais c’était la grosse caisse. Celle de Stig Welder et pas la mienne.