— Mademoiselle Cora, si jamais j’arrive à me faire un nom, je vais me faire appeler Kermody. Marcel Kermody. Ça fait tête d’affiche.
— Et pourquoi pas Jean ?
— Parce que ça finit toujours par faire Jeannot Lapin.
Les lumières au Slush changent sans arrêt et on était tantôt dans le bleu, tantôt dans le violet, tantôt dans le vert, tantôt dans le rouge et mademoiselle Cora n’était plus seule là-dedans à avoir un visage tout couleurs, à cause du maquillage. Elle en avait trop mis. Un garçon est venu prendre la commande, elle a demandé du champagne sans hésiter et le garçon m’a regardé comme s’il voulait savoir ce que j’en pensais. Je lui ai cligné de l’œil avec un sourire du genre ce n’est pas moi qui paye, mon pote, et on s’est retrouvés avec une bouteille de Cordon rouge dans un seau de glace et c’était tout ce qu’il me fallait. Il y avait au moins la moitié des mecs et des nanas qui me connaissaient, là-dedans. C’est comme si je les entendais. Alors Jeannot, t’as trouvé un filon, à ce qu’il paraît. Ah je vous jure.
J’ai ôté mon blouson, tellement il faisait chaud. Je ne fume pas et j’ai voulu prendre une cigarette dans le paquet de mademoiselle Cora mais elle en a pris une, elle l’a allumée, elle me l’a placée entre les lèvres et ça m’était égal mais à soixante-cinq piges, c’est pas à faire. C’était le champagne.
— Ne crois pas que je t’ai oublié, Jeannot. Je m’occupe de toi. J’ai téléphoné à des producteurs et à des agents, je connais encore beaucoup de monde…
Ce qu’elle essayait de me dire c’est que je ne perdais pas mon temps avec elle. Elle ne s’arrêtait pas de me parler de mon physique, j’avais juste le magnétisme animal qui manquait au cinéma français. Elle ne s’arrêtait pas, et comme toutes les tables étaient les unes sur les autres, elle avait un public. Moi je m’en fous d’être comique, mais ce n’est pas du tout la même chose que d’être ridicule.
— Mademoiselle Cora, je ne vous demande rien.
— Je sais, mais il n’y a rien de plus beau que d’aider quelqu’un à réussir. Je comprends tellement Piaf qui a tant fait pour Montand et Aznavour.
Elle avait une belle voix, mademoiselle Cora. Un peu éraillée sur les bords. Elle a dû être sensuelle. Je la regardais attentivement pour essayer de l’imaginer. Elle a dû avoir un petit visage gavroche avec des taches de rousseur et des traits fins et un peu drôles et une mèche de môme sur le front. La voix n’a pas dû changer beaucoup, gaie, émerveillée, comme si elle s’étonnait de tout et que la vie était pleine de surprises. Elle a dû être ce qu’on appelle un petit bout de femme.
— Tu ne t’ennuies pas trop avec moi ? Tu parais rêveur.
— Mais non, mademoiselle Cora, c’est seulement à cause du boucan. Avec le disco, c’est toujours la grosse caisse. Tous ces boum boum boum, ça finit par faire mal. Si on allait dans un bistrot tranquille ?
— J’ai fait mon plein de tranquillité, Jeannot. Ça fait trente ans que je suis tranquille.
— Pourquoi vous vous êtes arrêtée si tôt, mademoiselle Cora ? Il y a trente ans, vous étiez encore jeune.
Elle a hésité un peu.
— Oh, et puis, ce n’est pas un secret. Il y a longtemps qu’on n’en a plus parlé, c’est oublié, et c’est tant mieux, même si cela veut dire que j’ai été oubliée avec tout le reste…
Elle but un peu de champagne.
— J’ai chanté sous l’occupation, voilà.
— Et alors ? Ils ont tous fait ça. Il y a même eu un film il y a quelque temps, avec des grandes vedettes.
— Oui, mais moi je n’étais pas une grande vedette. Alors on m’a particulièrement soignée. Ça n’a pas duré longtemps, deux ou trois ans, mais après j’ai eu la tuberculose… et ça a fait encore trois ans de tranquillité. Et depuis, ça ne fait pas loin de trente ans qu’on me laisse tranquille.
Elle a ri et moi aussi, pour minimiser.
— Heureusement que j’ai de quoi vivre.
Elle parlait du matériel.
— Il faut prendre les choses du bon côté, mademoiselle Cora, sauf qu’on ne sait pas toujours lequel c’est. Ça ne se voit pas très bien.
— Ne m’appelle pas mademoiselle Cora tout le temps, appelle-moi Cora tout court.
Elle but encore du champagne.
— Je n’ai jamais eu beaucoup de chance en amour…
Là je ne voulais pas m’en mêler.
— En 1941 j’étais devenue complètement folle d’un voyou. J’ai chanté dans une boîte rue de Lappe et c’était lui le gérant. Il y avait trois filles qui faisaient le trottoir pour lui et je le savais bien mais qu’est-ce que tu veux…
— Kermody !
Elle eut un tout petit rire bref, comme un cri d’oiseau.
— Oui. Kermody. On se fait de la poésie avec n’importe quoi, et comme moi j’étais dans la chanson réaliste… Monsieur Francis Carco m’en a écrit plusieurs. Alors ce gars-là, avec sa petite gueule d’apache et ses airs de dur… Monsieur Francis Carco qui venait là parfois me disait de faire gaffe, qu’il fallait pas confondre… Mais moi j’ai confondu, et comme il travaillait pour Bony et Lafont et qu’ils ont tous été fusillés à la Libération, ça n’a pas arrangé les choses. Donne-moi encore du champagne.
Elle a bu, et puis elle m’a oublié. Je voyais bien qu’elle était perdue dans ses chansons réalistes, malgré la grosse caisse, et puis elle s’est tournée vers moi et m’a lancé :
— J’ai été beaucoup aimée, tu sais.
Elle m’avait envoyé ça d’un air accusateur, comme si j’y étais pour quelque chose.
Elle posa son verre.
— Fais-moi danser.
C’était un slow, et elle s’est tout de suite collée à moi, mais j’ai vu qu’elle fermait les yeux et je n’y étais pour rien, là-dedans. J’ai bien serré sa taille pour l’aider à se souvenir. C’était le Get it green de Ron Fisk et les projecteurs ont pris la couleur pour souligner et on était tous verts. Le gars qui dirige l’ambiance au Slush, et qui à mon avis est le meilleur de son genre, s’appelle Zadiz et on l’appelle Zad. Il a un collant avec un squelette phosphorescent et une tête de mort sur la visage sous un chapeau claque mais dans la vie ordinaire il a une femme et trois enfants. Il cache ça, parce que c’est mauvais pour sa réputation. Punk veut dire petite frappe en anglais et c’est un truc qui se veut au-delà de tout, là où il n’y a plus rien qui compte et il n’y a plus de sensibilité. C’est comme les intouchables en Inde, là où rien ne peut les toucher. C’est ce que Chuck appelle le dépassement et le stoïcisme, quand on se fout de tout, et c’est pourquoi il y a toujours au Slush des mecs qui se foutent des croix gammées et des trucs nazis. Zad fait dire qu’il a des putes qui travaillent pour lui et qu’il a fait de la tôle, mais je l’ai vu une fois aux Tuileries avec son plus jeune fils sur le dos et ses deux autres enfants à la main et il a fait celui qui ne me reconnaissait pas. Moi aussi je rêve parfois d’être une vraie ordure, là où on ne sent plus rien. Il y en a qui tueraient père et mère pour se débarrasser d’eux-mêmes, pour la désensibilisation. Marcel Kermody, c’est le nom que je vais prendre à la première occasion. J’aimerais bien être acteur parce qu’on vous prend tout le temps pour quelqu’un d’autre et vous vivez caché à l’intérieur. Quand vous devenez Belmondo, Delon ou Montand, pour ne parler que des vivants, vous avez vraiment droit à l’anonymat, surtout quand vous avez du talent et que vous savez faire Belmondo, Delon ou Montand. Chuck hausse les épaules, pour lui, tout ça, c’est des tentatives de fuite qui ne servent à rien, parce que la vie court toujours plus vite que vous.