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Mademoiselle Cora avait la tête sur mon épaule et je la tenais bien tendrement dans mes bras et même si ce gars était une vraie ordure et qu’on a dû le fusiller, c’était il y a trente ans, et si je pouvais l’aider à se souvenir il n’y avait pas de raison de l’en priver. Mais c’est alors que Zad a mis See Red et la lumière a viré au rouge et mademoiselle Cora est vraiment partie. C’est ce qu’on fait de plus rapide comme rythme et elle a commencé à sauter et à tourner et à claquer les doigts, les yeux fermés en souriant de plaisir, et au lieu de se souvenir d’elle-même et de son jules, elle s’est oubliée complètement. Je ne sais pas si c’était le champagne ou la musique ou si elle avait brusquement décidé de rattraper ses trente ans de tranquillité ou tout à la fois, mais elle est vraiment partie comme une toupie. Ça n’avait pas plus de vingt ans autour d’elle mais je ne pouvais quand même pas l’empêcher. Ça n’aurait pas été plus loin que des regards et des sourires, si ce salaud de Zad, pour justifier sa réputation, ne lui avait pas donné le projecteur. Il m’a juré plus tard que ce n’était pas par vacherie mais qu’il l’avait reconnue, il collectionnait les vieux disques et il l’avait vue à la télé dans le festival réaliste et il avait voulu lui donner la vedette, mais je suis sûr qu’il avait fait ça pour justifier sa réputation d’enculé de première bourre. Il a donc donné le spot à mademoiselle Cora, un rond de lumière blanche en pleine gueule. J’ai d’abord espéré qu’il allait s’arrêter mais, avec le champagne, les souvenirs d’admiration et trente ans de tranquillité derrière elle, quand elle a senti le projecteur et que les autres se sont peu à peu écartés pour la regarder, elle a dû vraiment croire qu’elle tenait la scène et c’est un truc qui doit être plus fort que tout, quand ça vous reprend. Elle avait mis une main sur son ventre, levait l’autre en faisant de castagnettes, genre ollé ollé, et je ne sais pas du tout ce qu’elle dansait, si c’était le flamenco ou le paso doble ou le tango ou la rumba, et elle ne devait pas le savoir elle-même, mais elle a commencé à rouler des hanches et à tortiller du croupion, et c’était la pire chose qui pouvait lui arriver à son âge et c’est encore pire quand vous ne savez pas que ça vous arrive. C’était de la cruauté envers les animaux. Il y en avait qui commençaient à rigoler autour mais pas méchamment, seulement pour se défendre. Et ce n’est pas tout. Brusquement, elle s’est tournée vers Zad et lui a fait signe et ce salaud-là a tout de suite compris et il a arrêté le disque, heureux comme un roi de la merde quand il peut faire le plein. C’est à ce moment-là que j’ai entendu un mec à côté de moi, qui m’a lancé :

— Tu devrais lui dire qu’elle charrie, ta grand-mère.

Je me suis tourné vers lui pour lui en balancer une mais c’est là que j’ai entendu la voix de mademoiselle Cora au micro :

— Je dédie cette chanson à Marcel Kermody.

Ça m’a paralysé. Je n’étais pas encore Marcel Kermody et il n’y avait qu’elle et moi à le savoir, mais j’ai eu tous les muscles qui se sont bloqués, et c’est ce qu’on appelle une statue de sel.

Mademoiselle Cora tenait le micro à queue et Zad avait sauté au piano. J’avais un sourire moqueur aux lèvres, c’est toujours ce que je fais quand il n’y a rien à faire.

Avec des gestes de gamine

Elle vendait des mandarines

Et dans les rues de Buenos Aires…

Je ne sais pas combien de temps elle a duré, cette chanson. Ça n’a pas dû durer autant que je le croyais parce que dans ces cas-là le temps nous fait des entourloupettes. Dans les trente ans, quoi.

Prenez mes mandarines

Elles vous plairont beaucoup

Car elles ont la peau fine

Et de jolis pépins au bout…

En chantant « jolis pépins au bout », mademoiselle Cora faisait le geste de les effleurer, ses pépins.

Le connard à polo jaune à côté de moi a remis ça à mon intention.

— Ras-le-bol ! On veut danser !

— Faut pas déranger les artistes, que je lui ai dit. Tu perdras rien pour attendre. Je te ferai danser après.

Il a fait un pas vers moi. Sa nana qui avait deux fois plus de niches que de coutume l’a retenu.

— Je veux pas t’empêcher de gagner ta vie, mecqueton, me dit-il. Mais va le faire ailleurs.

J’avais tellement envie de lui abîmer l’œil que j’étais même content de me retenir. On jouit toujours mieux en se retenant.

Mademoiselle Cora a fini et elle a eu droit à des applaudissements de bon cœur. On allait pouvoir danser, quoi. Zad lui-même devait craindre qu’elle ne recommence, parce qu’il a vite remis le disque et il a invité mademoiselle Cora à danser. Ils avaient payé quarante francs pour entrer et pas pour l’aider à se souvenir.

Il avait mis l’ambiance au vert et on ne le voyait pas du tout, seulement son squelette phosphorescent et son chapeau claque pendant qu’il dansait avec mademoiselle Cora, en la tenant fortement dans ses bras pour qu’elle n’aille pas encore faire la vedette.

Mademoiselle Cora avait le cœur en fête. Elle avait rejeté la tête en arrière et fermait les yeux en chantonnant et ce salaud de Zad penchait sur elle son squelette phosphorescent et sa tête de mort sous son chapeau claque. Eron Fisk gueulait Get it green ! de sa voix d’anschluss. Je ne sais pas ce que le mot anschluss signifie et le garde comme ça soigneusement sans le savoir pour l’utiliser, quand c’est quelque chose qui n’a pas de nom.

Je suis allé au bar et je me suis tapé deux vodkas et puis j’ai vu du coin de l’œil que Zad ramenait mademoiselle Cora à la table et même qu’il lui baisait la main pour montrer qu’il connaissait les bonnes manières qui s’étaient perdues. J’ai rappliqué vite, c’était à moi de ramasser. Mademoiselle Cora était debout et vidait le reste du champagne.

— Allez, mademoiselle Cora, ça suffit comme ça, maintenant on rentre.

Elle se balançait doucement et j’ai dû la soutenir.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas aller quelque part où on danse la java ?

— Je ne sais pas où on danse la java et je ne veux même pas le savoir.

J’ai fait des signes au garçon et quand il est arrivé, elle a voulu payer. Moi je ne voulais pas, mais il n’y avait rien à faire. Elle y tenait, et j’ai encore compris qu’elle me prenait pour l’autre. Elle avait dû prendre l’habitude de payer pour cette frappe qu’elle avait aimée et elle tenait à payer à sa mémoire. Je l’ai laissé faire, à la fin, je ne voulais pas la priver.

— J’ai la tête qui tourne…

Je lui ai pris le bras et on s’est dirigés vers la sortie. En passant près du micro elle a ralenti avec un sourire d’enfant coupable mais je l’ai retenue et ouf ! on était dehors. Je l’ai fait monter dans le taxi.

— Excusez, mademoiselle Cora, j’ai oublié quelque chose.

Je suis revenu à l’intérieur et je me suis frayé un chemin parmi les danseurs, en jouant des coudes, jusqu’au « tu devrais lui dire qu’elle charrie, ta grand-mère » et « j’veux pas t’empêcher de gagner ta vie mais va le faire ailleurs ». Le gars était ce qu’on fait de mieux dans mon genre, costaud, narquois, gueule à toute épreuve et même blond, comme moi, et ça m’a vraiment mis en forme, cette ressemblance, ça faisait deux comptes de réglés. Il a essayé de me cueillir le premier mais je lui ai allongé un tel flambard dans l’œil que depuis, quand je cogne, je n’ai jamais autant de plaisir, on ne vit qu’une fois.