J’ai quand même pris quelques gnons parce qu’il avait un copain qui nous venait du Maghreb et ça m’a gêné pour cogner, je ne suis pas raciste. En France, on ne doit taper que sur des Français, si on veut être correct.
Quand j’ai été pour sortir, j’ai vu que mademoiselle Cora n’était pas restée dans le taxi, elle était revenue et elle essayait de reprendre le micro et Zad l’en empêchait et le patron s’était dérangé lui aussi et la tenait par-derrière. Bon, elle avait bu toute la bouteille à elle seule mais ce n’était pas seulement ça, c’était aussi toute sa vie qui la reprenait, c’était plus fort qu’elle. Et ça m’a fait un tel effet que je n’ai plus eu honte du tout. Et puis quand on a bien cassé la gueule à quelqu’un, on se sent toujours meilleur. Zad tenait le micro éloigné du bout du bras et le patron, Benno, tirait mademoiselle Cora vers la porte et tout le monde sur la piste rigolait, parce que c’est un monde comme ça et une piste comme ça. Un vrai gala de charité, quoi. J’ai eu la vraie forme. Je me suis approché et Zad m’a jeté sans se gêner pour mademoiselle Cora :
— Veux-tu me sortir ta Fréhel d’ici, ça suffit comme ça.
Je lui ai mis gentiment la main sur l’épaule.
— Laisse-la chanter encore une fois.
— Ah non, c’est pas radio-crochet ici, merde !
Je me suis tourné vers Benno et je lui ai mis mon poing sous le nez et il a tout de suite été pour le compromis historique.
— Bien, qu’elle chante encore une fois et puis vous foutez le camp et tu ne remets plus les pieds ici.
Il a annoncé lui-même :
— À la demande générale, pour la dernière fois, la grande vedette de la chanson…
Il s’est tourné vers moi. Je lui ai soufflé le nom.
Zad s’est penché dans le micro :
— Cora Lamenaire !
Il y eut des hou ! hou ! mais ils applaudissaient plus qu’autre chose, surtout les filles, qui étaient les plus gênées pour elle.
Mademoiselle Cora a pris le micro.
On lui a mis le projecteur et Zad s’est placé derrière. Il s’était découvert, le chapeau claque contre son cœur, et il se tenait tête baissée derrière mademoiselle Cora, comme pour saluer sa mémoire.
— Je vais chanter une chanson pour quelqu’un qui est là…
Il y eut encore des hou et des sifflets et des applaudissements mais c’était plutôt pour chahuter qu’autre chose. Ils ne connaissaient Cora Lamenaire ni d’Ève ni d’Adam, alors ils devaient se dire que c’était peut-être quelqu’un de connu. Il y a bien eu un gars qui a gueulé :
— On veut de Funès ! On veut de Funès !
Et un autre qui a gueulé :
— Remboursez ! Remboursez ! mais ils se sont fait couvrir par des chuts et mademoiselle Cora a commencé à chanter et il faut dire que la voix était ce qu’elle avait de mieux :
Si tu t’imagines
Fillette fillette
Si tu t’imagines
Qu’ça va qu’ ça va qu’ ça
Va durer toujours
La saison des a
La saison des a
Saison des amours
Ce que tu te goures
Fillette fillette
Ce que tu te goures…
Il y eut le grand silence cette fois. Elle avait le spot blanc sur le visage, mademoiselle Cora, on la voyait dans tous ses détails, elle avait vraiment de l’autorité, quoi. Des années et des années de métier, ça ne se perd pas. J’étais à côté du gros Benno qui suait et s’essuyait et Zad penchait son squelette sur mademoiselle Cora, un peu au-dessus, en arrière. Alors mademoiselle Cora s’est tournée vers moi et elle a tendu la main dans ma direction et quand j’ai entendu la suite, tout ce que j’ai pu faire pour me dissimuler c’était sourire.
Il avait un air très doux
Des yeux rêveurs un peu fous
Aux lueurs étranges
Comme bien des gars du Nord
Dans les cheveux un peu d’or,
Un sourire d’ange…
Elle s’est tue. Je ne savais pas si la chanson était finie ou si mademoiselle Cora s’était interrompue parce qu’elle ne savait plus ou pour d’autres raisons que je n’ai pas à savoir et qui étaient connues d’elle seule. Cette fois elle a eu droit à de vrais applaudissements et pas seulement du bout des lèvres. Moi aussi j’ai applaudi avec tout le monde qui me regardait. Même que Benno lui a encore baisé la main sans oublier de la pousser doucement vers la porte, en répétant pour lui donner satisfaction :
— Bravo ! Bravo ! Mes compliments. Vous avez fait un triomphe ! J’ai connu ça moi ! La grande époque ! Le Tabou ! Gréco ! La Rose Rouge ! Je pensais que vous, c’était bien avant !
Et puis il a voulu se surpasser dans le soulagement, vu qu’on était déjà près de la sortie.
— Ah ! si on pouvait réunir sur la même affiche Piaf, Fréhel, Damia et vous, mademoiselle…
Là il est encore tombé en panne.
— Cora Lamenaire, que je lui ai glissé.
— C’est ça, Cora Lamenaire… Il y a des noms qu’on n’oublie pas !
Il m’a serré la main, tellement il était pour le compromis historique.
On était dehors.
XVIII
Je soutenais mademoiselle Cora, chez qui c’était l’émotion encore plus que le champagne.
— Ouf ! fit-elle en portant la main à son cœur, pour montrer qu’elle était à bout de souffle.
Elle m’a embrassé et puis elle s’est penchée en arrière en gardant les deux mains sur mes épaules pour mieux me regarder, elle a arrangé un peu mes cheveux, elle avait fait ça pour moi et elle voulait voir si j’étais fier d’elle. Elle avait tellement l’air d’une petite fille espiègle qui savait quelle n’aurait pas dû faire ça que j’ai failli lui foutre une tarte. Chuck dit que la sensibilité est une des sept plaies de l’Egypte.
— Vous avez été formidable, mademoiselle Cora. C’est dommage de rester à la maison, avec une voix pareille.
— Les jeunes, ils ont perdu l’habitude. C’est quand même autre chose que ce qu’on chante aujourd’hui. Ils gueulent, et c’est tout.
— Ils ont besoin de gueuler et même plus, mademoiselle Cora.
— Je pense que la vraie chanson va revenir. Il faut être patient et savoir attendre. Ça va revenir. Pour moi ça s’est arrêté à Prévert. Marianne Oswald a été la première à le chanter, en 1936.
Elle a commencé :
La houle
Saoule
Roule…
Je lui ai mis la main sur la bouche, mais gentiment. Elle a ri gaiement et puis elle a respiré un bon coup et elle est devenue triste.
— Prévert est mort et Raymond Queneau aussi et Marianne Oswald vit toujours, je l’ai vue l’autre jour à la brasserie Lutetia…
Je n’ai jamais rencontré personne qui connaissait plus de noms que je ne connaissais pas. Et puis elle a pris un air têtu :
— Mais ça va revenir. C’est un métier où il faut savoir attendre.
Je la fis monter dans le taxi et je démarrai à toute pompe. Elle ne disait plus rien et regardait devant elle. Je lui jetais un coup d’œil de temps en temps et ça devait arriver. Elle pleurait. Je lui ai pris la main, pour dire quelque chose.