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— J’ai été ridicule.

— Mais non, quelle idée !

— C’est très difficile de m’habituer, Jeannot.

— Ça va revenir, mademoiselle Cora, vous êtes dans le creux, en ce moment, il faut savoir attendre. Ils ont tous été dans le creux à un moment ou à un autre, ça fait partie du métier.

Elle ne m’écoutait pas. Elle a répété encore une fois :

— C’est très difficile de s’habituer, Jeannot.

J’ai failli lui dire oui, je sais, cet âge est sans pitié, mais je pouvais l’aider beaucoup mieux en la laissant parler.

— On commence à être jeune beaucoup trop tôt, Jeannot, et après, quand on a cinquante ans et qu’il faut changer d’habitudes…

Elle avait des larmes partout. J’ai ouvert son sac, j’ai pris le mouchoir et je le lui ai donné. J’étais à bout d’arguments. J’aurais fait n’importe quoi pour elle, n’importe quoi, parce que ce n’était même pas personnel, c’était beaucoup plus grand, c’était beaucoup plus général, un vrai tour du monde.

— Ce n’est pas vrai qu’on vieillit, Jeannot, c’est seulement les gens qui exigent ça de vous. C’est un rôle qu’on vous fait jouer et on vous demande pas votre avis. J’ai été ridicule.

— On s’en fout, mademoiselle Cora. Si on n’avait pas le droit d’être ridicule, ce serait pas une vie.

— Le troisième âge, ils appellent ça, Jeannot.

Elle se tut un moment. J’aurais fait n’importe quoi.

— C’est très injuste. Quand vous êtes un musicien, le piano ou le violon, vous pouvez continuer jusqu’à quatre-vingts ans, on vous compte pas, mais quand vous êtes une femme c’est d’abord et toujours des chiffres. On vous compte. La première chose qu’ils font avec une femme, c’est de la compter.

— Ça va changer, mademoiselle Cora. Il faut savoir attendre.

Mais je n’avais pas les moyens. Et puis il faut avoir le moral pour mentir.

— C’est vrai que les années, c’est des preneurs d’otages, mademoiselle Cora. Vous ne devriez pas vous laisser habituer. Tenez, il y a une madame Jeanne Liberman qui a écrit un livre d’autodéfense, La vieillesse ça n’existe pas, dans la collection « Vécu », comme son nom l’indique. C’est une personne qui pratique le couteau à l’âge de soixante-dix-neuf ans. En 1972, elle était ceinture noire d’aïkido et elle fait du kung fu, elle pratique les arts martiaux à quatre-vingt-deux ans, vous pouvez vous renseigner. C’était dans France-Soir.

Elle continuait à pleurer mais elle souriait aussi.

— Tu es un drôle de numéro, Jeannot. Et encore plus gentil. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi. Tu me fais beaucoup de bien. J’espère que ce n’est pas seulement bénévole.

Je ne sais pas ce qu’elle avait contre les bénévoles, mais elle a recommencé à sangloter. C’était peut-être parce que le champagne s’est arrêté et l’a laissée seule. Je lui ai serré la main.

— Mademoiselle Cora, mademoiselle Cora, lui dis-je.

Elle a appuyé sa tête contre mon épaule.

— C’est tellement plus difficile pour une femme de rester jeune…

— Mademoiselle Cora, vous n’êtes pas vraiment vieille. Soixante-cinq ans aujourd’hui, avec les moyens qu’on a, c’est plus la même chose. C’est même remboursé par la sécurité sociale. On n’est plus au dix-neuvième siècle. Aujourd’hui, on va dans la lune, merde.

— C’est fini, fini…

— Ce n’est pas du tout fini. Qu’est-ce qui est fini ? Pourquoi fini ? Il y a une pensée célèbre qui dit que tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir. Il faut vous faire écrire des chansons nouvelles et vous ferez encore un malheur.

— Je ne parle pas de ça.

— De Gaulle était roi de France à quatre-vingt-deux ans et madame Simone Signoret, qui a presque votre âge, a jouté le rôle principal dans quel film ? Dans La Vie devant soi. Oui, La Vie devant soi, à près de soixante ans, et ça a même eu un Oscar, tellement c’est vrai ! On a tous la vie devant soi, même moi et pourtant j’ai pas de prétentions, je vous jure.

Je la tenais tendrement contre moi, les bras autour de ses épaules, il faut savoir se limiter. Personne n’a jamais eu le bras assez long. Elle me faisait même du bien, je me réduisais à une seule personne, au lieu de toutes les espèces animales.

— Vous n’avez rien signé, mademoiselle Cora. Vous n’avez pas donné votre signature, vous n’avez pas donné votre accord pour avoir l’âge que la vie vous donne.

— Il faut être deux, dit-elle.

— Deux ou par groupe de trente, c’est comme on veut.

— Par groupe de trente ! Quelle horreur !

— C’est la radio et la télé qui conseillent de faire ça par groupe de trente, ce n’est pas moi, mademoiselle Cora.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, Jeannot ? Ce n’est pas possible !

— Il paraît que si on faisait ça individuellement, chacun de son côté, ce serait le vrai bordel. Il y a la moitié de la Bretagne à nettoyer.

— Ah, tu parles de la marée noire…

— Oui. J’ai voulu y aller moi aussi mais je ne peux pas être partout. Et puis là-bas ils ont des milliers de bénévoles et même cinq mille soldats pour aider.

Je tenais un bras autour de ses épaules et conduisais de l’autre, mais les rues étaient vides et il n’y avait pas de risque. Elle ne pleurait plus mais c’était encore tout mouillé dans mon cou. Elle ne bougeait presque pas, comme si elle avait enfin trouvé une place où elle était bien et qu’elle avait peur de la perdre. Il valait mieux ne pas lui parler pour ne pas la déranger. C’est le moment où les chats se mettent à ronronner. Le plus injuste, c’est qu’il y a des gens qui diraient une vieille chatte en parlant d’elle. Tous les feux sont à l’orange la nuit mais je roulais très doucement, comme si elle me l’avait demandé. Je n’avais encore jamais entendu une femme se taire si fort. Quand j’étais môme, j’avais moi aussi creusé un trou dans le jardin et je venais me cacher là-dedans avec une couverture au-dessus de ma tête, pour faire le noir, et je jouais à être bien. C’est ce que mademoiselle Cora faisait, le visage caché dans mon cou, me tenant dans ses bras, elle jouait à être bien. C’est animal. On se fait de la chaleur physique et ce n’est pas déjà si mal non plus. C’était la première fois que je tenais ainsi une dame âgée. Il y a une terrible injustice dans tout ça, alors que tout a été prévu pour le reste, pour la soif, la faim, le sommeil, comme si la nature avait oublié le plus important. C’est ce qu’on appelle les trous noirs, qui sont des espèces de trous de mémoire, l’oubli, alors que la lumière répond à la vue, l’eau à la soif et le fruit à la faim. Il faut ajouter aussi que nous avons des tendances obéissantes et soumises, une vieille femme est une vieille femme, elle doit tenir cela pour acquis et c’est considéré comme nul et mon avenu. C’est fou ce qu’on accepte. Même moi, en sentant le souffle et la joue de mademoiselle Cora dans mon cou et ses bras autour de moi, je me tenais raide pour ne pas avoir l’air de répondre et j’ai été gêné parce qu’elle avait soixante-cinq ans et enfin, quoi, merde, c’était de la cruauté envers les animaux de ma part. Quand vous avez une vieille chienne qui vient se faire caresser vous trouvez ça normal et vous ne faites pas la différence, mais avec mademoiselle Cora pelotonnée contre moi, j’avais de la répulsion comme si sa situation numérique faisait que ce n’était plus une femme qui se pelotonnait contre moi mais un mec et que j’avais des répugnances homosexuelles. Je me suis senti un vrai dégueulasse quand elle m’a donné un baiser dans le cou, un petit baiser rapide, comme pour ne pas que je m’aperçoive, et j’ai eu la chair de poule, tellement j’étais obéissant sur toute la ligne, alors que le premier devoir c’est de ne pas accepter et d’être contre nature quand la nature c’est des conventions numériques, le nombre d’années qu’elle vous marque sur l’ardoise, la vieillesse et la mort comme c’est pas permis. J’ai voulu me tourner vers elle et l’embrasser sur la bouche comme une femme mais j’étais bloqué et pourtant en Russie même les hommes s’embrassent sur la bouche sans répugner. Mais ça vient de loin et c’est le patrimoine. Les cellules héréditaires. Chuck dit qu’il n’y a pas pire comme régime policier que les cellules, c’est toutes des fourgons cellulaires. Ce n’est pas la peine de gueuler aux armes citoyens, la nature s’en fout, tout ce que ça lui fait c’est des graffiti sur le mur. J’ai été pris d’un tel refus d’obéissance que je me suis mis à bander. J’ai arrêté le taxi, j’ai pris mademoiselle Cora dans mes bras comme si c’était quelqu’un d’autre et je l’ai embrassée sur les lèvres. C’était pas pour elle, c’était pour le principe. Elle s’est collée à moi de tout son corps avec une sorte de cri ou de sanglot on ne sait jamais avec le désespoir.