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— Non, non, il ne faut pas… Il faut être sage…

Elle s’est penchée un peu en arrière en me caressant les cheveux avec des larmes, le maquillage, le champagne et tout ce que la vie lui a fait au passage, et elle avait encore vieilli de dix ans sous l’effet de l’émotion, j’ai vite collé mes lèvres sur les siennes, pour ne pas voir. C’était encore le sentimentalisme, avec cette photo de tueur norvégien ou canadien qui tient le gourdin au-dessus de la tête du bébé phoque qui le regarde, c’était tout à fait le même regard.

— Non, Jeannot, non, je suis beaucoup trop vieille… Ce n’est plus possible…

— Qui c’est qui a décidé cela, mademoiselle Cora ? Qui c’est qui a fait la loi ? Le pape ? Le temps est une belle ordure et il y en a marre.

— Non, non… On ne peut pas…

Je démarrai. Elle s’était jetée contre moi et elle cachait son visage dans mon épaule et, chaque fois qu’elle respirait, c’était comme si elle luttait avec l’air. Une petite fille qu’on avait déguisée en vieille peau et qui ne comprenait pas comment, quand, pourquoi. C’est terrible, de ne pas vieillir.

Elle pleurait maintenant tout doucement. Elle s’était écartée de moi et elle pleurait dans le noir, comme c’est toujours le cas.

Le journal a raison quand il réclame les réformes du régime cellulaire.

J’ai rangé mon taxi sur le trottoir. Dans l’ascenseur, elle a murmuré :

— Je dois avoir une tête épouvantable.

Et puis elle a vraiment fait quelque chose. Je savais bien qu’elle avait besoin de se défendre. Elle a ouvert son sac, elle a pris trois billets de cent francs et elle me les a tendus.

— Tiens, Jeannot, prends ça. Tu as eu des frais.

J’ai failli rigoler, mais quoi, elle tenait à sa chanson réaliste. Le marlou, le surin, les Bat’d’Af’, Sidi-bel-Abbès, il sentait bon le sable chaud mon légionnaire. Je ne sais pas ce qu’elles chantaient, Fréhel et Damia, mais j’allais me renseigner. J’ai pris le fric. Elle avait besoin d’être rassurée, mademoiselle Cora. Tant que je lui prenais du fric, c’était en règle. Elle se sentait sur la terre ferme.

Je ne lui ai même pas laissé le temps d’allumer. Je l’ai prise dans mes bras, elle a tout de suite dit non, non, et puis grand fou, et elle s’est collée à moi de tout son corps. Je ne l’ai pas déshabillée, ça valait mieux. Je l’ai soulevée, je l’ai portée dans la chambre à coucher en me heurtant aux murs, je l’ai jetée sur le lit et je l’ai baisée deux fois de suite sans me retirer et pas seulement elle mais le monde entier avec tous ses fourgons cellulaires, parce que c’est ça, l’impuissance. Après quoi, je suis resté complètement vidé d’injustice et de colère. Elle a continué à gémir pendant un moment et puis elle est tombée dans le silence. Elle avait crié mon nom pendant, très fort, et mon chéri, mon chéri, mon chéri, elle croyait que c’était seulement personnel, alors que c’était beaucoup plus. Quand elle s’est tue et qu’elle n’a plus bougé et qu’il ne restait plus d’elle qu’un peu de souffle, j’ai continué à la serrer tendrement dans mes bras et à chercher ses lèvres et je ne sais pas pourquoi je pensais à ce que Chuck m’avait dit, qu’il y a partout des tombeaux du Christ à libérer. On était dans le noir, ce qui faisait que mademoiselle Cora était belle et jeune et elle avait dix-huit ans dans mes bras et en mon âme et conscience. J’ai pensé aussi au roi Salomon qui se rendait encore la tête haute à quatre-vingt-quatre ans chez une voyante extra-lucide pour montrer qu’il n’y avait pas de limite. Je sentais le corps de mademoiselle Cora qui battait des ailes comme l’oiseau englué à la télé dans la marée noire pour s’envoler. On massacre un peu partout et je ne peux pas être partout à la fois. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous avez demandé. Les Cambodgiennes, je m’en fous, on ne peut pas les baiser toutes. Marcel Kermody, ex-Jeannot Lapin. Il y a une quête dans les rues de Paris contre la faim dans le monde. Chuck dit qu’ils ne tueront jamais Aldo Moro, ce serait trop littéraire. Prima délia Revoluzione. Il faudrait devenir tellement cinéphile que les espèces détruites ne soient plus que du spectacle. Ils ont inventé un requin qui semait la terreur dans Les Dents de la mer parce que là enfin c’était quelqu’un d’autre que nous, c’était le requin, pour une fois, on n’était pas responsables. Le roi Salomon s’est trompé d’étage. Il en faudrait un cent millions d’étages plus haut, avec un standard téléphonique cent millions de fois plus fort. Mais il n’y a pas de correspondant au numéro que vous avez demandé. J’ai encore caressé et recaressé mademoiselle Cora comme c’est pas possible. C’était enfin quelque chose à portée de la main. Chuck dit qu’il ne faut pas se décourager car il y a dans chaque homme un être humain qui se cache et tôt ou tard ça finira par sortir. Après je l’ai aidée à se déshabiller, à enlever sa robe et à rester nue, même quand elle a allumé, parce que je n’ai pas froid aux yeux. J’étais beaucoup moins catastrophé que tout à l’heure, quand elle murmurait oh oui mon chéri, oui, oui maintenant, oui, oui, je t’aime, et pas à cause des mots qui ne sont à personne et qui font toujours de la présence, mais à cause de la voix qui avait vraiment perdu la tête. Je n’avais encore jamais rendu quelqu’un heureux comme ça. Mon père me racontait qu’on manquait de tout pendant l’occupation, mais on pouvait tout se procurer au noir. On disait « au noir » pour montrer que c’était illégal, qu’on n’avait pas le droit. Mademoiselle Cora n’y avait pas le droit à cause de l’ardoise qu’on lui avait collée sur le dos, mais elle était heureuse au noir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ris-tu ?

— Rien, mademoiselle Cora, c’est comme si vous et moi on faisait du marché noir…

Je crois qu’elle était trop chavirée pour rire.

— Oh, ne faites pas attention, mademoiselle Cora, je suis bien, alors, n’importe quoi.

— C’est vrai ? C’est vrai que tu es bien avec moi ?

— Mais oui.

Elle m’a encore caressé les cheveux.

— Je t’ai rendu heureux ?

Là alors j’en suis resté comme deux ronds de flan car enfin quoi quand même.

— Mais bien sûr, mademoiselle Cora.

Elle s’est réanimée un peu et sa main a commencé à me chercher comme si elle voulait me prouver qu’elle me plaisait, et puis elle s’y est mise tout entière, nerveusement, comme si c’était la panique et qu’elle avait besoin de se rassurer. Je l’ai rassurée. C’est toujours émouvant quand une môme qui n’a pas d’expérience veut se prouver qu’elle vous plaît et mademoiselle Cora n’avait plus d’expérience. Elle le faisait maladroitement et en catastrophe, comme si elle avait les flics sur le dos. Je l’ai écartée doucement, ce n’est pas de ce côté-là que j’ai besoin d’aide. Il n’y a rien de plus injuste qu’une femme qui a peur de ne plus être bandante. Ce sont des idées qu’on leur met en tête, à cause des lois du marché auxquelles elles sont soumises. Elle a de nouveau tendu la main dans le noir et je me suis tout de suite remis à bander pour ne pas faire durer le suspense, je n’allais pas me lever et la quitter, excusez-moi, je ne faisais que passer. Je ne pouvais pas effacer son ardoise, mais elle n’avait pas à s’excuser et à se sentir coupable parce qu’elle en avait une. La Comptabilité sur les livres de la nature, c’est toujours des faux en écriture. Faux et usage de faux et ça devrait être passible des tribunaux et des instances supérieures. Chuck a raison plus que n’importe qui quand il dit que tout ça c’est de l’esthétique, et qu’une femme peut se permettre la peau flapie, des fesses molles et de niches vides uniquement dans l’art, mais que, dans la vie, ça ne peut que lui nuire, à cause de la déclaration des droits de l’homme. Mademoiselle Cora a collé ses lèvres contre mes lèvres et puis elle a murmuré mon trésor adoré, mon joli amour, et c’était plutôt touchant et chaud, ce ne sont pas les nanas d’aujourd’hui qui vous diront mon trésor adoré, mon joli amour. C’est plus la même poésie. Après, elle est restée comme morte encore plus longtemps, sauf qu’elle me tenait toujours la main, comme pour être sûre que je n’allais pas m’envoler. Elle aurait dû savoir que les tentatives de fuite, ce n’est pas mon genre. C’est comme le roi Salomon qui est tourné vers l’avenir et qui le regarde droit dans les yeux et qui s’est même fait un costume en étoffe pour encore cinquante ans, tranquillement, il ne connaît pas la peur, et quand il dit « on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve », c’est en souriant de plaisir, tellement c’est plein de bonnes choses. Tout était si silencieux qu’on n’entendait même pas les voitures dehors. Il y a comme ça des moments de vrai bol quand personne ne pense à personne et c’est la paix dans le monde. C’était si calme et tranquille que je suis vraiment content d’avoir connu ça. J’étais claqué et ça fait toujours du bien à l’angoisse. C’est ce qu’on appelle l’effort physique et les bienfaits du dur labeur. Mon père me disait : si tu travaillais tous les jours huit heures au fond d’une mine… C’est quelque chose, le métier qu’on fait faire aux mineurs.