Elle s’est levée pour aller dans la salle de bains comme c’est parfois indispensable. J’ai tendu la main pour chercher la lampe, il n’y a pas de raison.
— Non, non, n’allume pas…
J’ai allumé. Ce n’était pas de sa faute, nom de Dieu, elle n’avait pas à se sentir coupable. J’ai allumé. C’était une petite lampe rouge, orange et rose, mais je l’aurais regardée tout aussi tendrement si ç’avait été un projecteur’. On ne voit jamais la môme de dix-huit ans quand le temps s’en est occupé, le temps est le plus grand travelo que je connaisse.
— Ne me regarde pas comme ça, Jeannot.
— Pourquoi ? C’est des droits de l’homme, tout ça.
Le seul truc qu’elle n’aurait pas dû laisser c’était le bas-ventre. C’était tout gris. Il m’a fallu quelques secondes et puis j’ai compris qu’elle n’avait pas teint ses poils et les avait laissés gris parce qu’elle n’y croyait plus. Elle se disait que de toute façon personne n’allait plus jamais les voir.
Je me suis levé d’un bond, je l’ai prise dans mes bras en la berçant un peu et puis je suis allé pisser. Je lui ai laissé la salle de bains, j’ai pris une cigarette dans son sac et je me suis recouché. Je me sentais bien. Et c’était très féminin, la chambre à coucher de mademoiselle Cora. Il y avait le grand polichinelle noir et blanc qui était tombé du lit. Je l’ai ramassé. On pouvait le plier dans tous les sens. Il y avait des fleurs peintes sur les murs et des objets comme on en voit dans les vitrines à souvenirs. Il y avait l’ours koala en peluche dans un fauteuil, les bras ouverts. Il y avait de vrais tableaux avec des chats et des arbres et une photo d’un meneur de revue avec des filles qui levaient la jambe et c’était signé : « À ma grande ». Il y avait des photos de Raimu, de Henri Garat et de Jean Gabin que je reconnus dans Gueule d’amour. Un vrai musée. Sur le mur en face du lit, entre deux miroirs, il y avait une grande photo de mademoiselle Cora dans un cadre de velours grenat. Qu’est-ce qu’elle a pu être jeune et belle alors ! On la reconnaissait très bien, il y avait un air de famille. Elle avait dû faire soupirer des tas de mecs, mais c’était moi qui l’avais décrochée.
La petite lampe de chevet me faisait du bien, avec la lumière douce. J’avais souvent dit à Tong qu’on aurait pu faire un effort dans notre piaule, au lieu de faire comme si ça ne servait à rien. On voit partout dans les magasins de jolies lampes et il n’y a pas de raison de s’en priver.
Mademoiselle Cora revenait. Elle avait mis un peignoir rose à flonflons. Elle s’est assise au bord du lit et on s’est tenu la main pour se prouver.
Elle s’était démaquillée. Il n’y avait pas tellement de différence avec le visage des autres femmes. Et c’était même plutôt mieux maintenant, sans maquillage, c’était plus confiant. On voyait tout. C’était signé. La vie, ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est de donner son autographe.
— Tu veux boire quelque chose ?
Merde, elle n’allait pas recommencer avec son cidre.
— Si vous avez un Coca…
— Je n’ai pas ça, mais je te promets que j’en aurai la prochaine fois…
Je me suis un peu tu. J’allais sûrement revenir la voir. Il n’y avait pas de raison. J’espérais qu’on allait rester amis.
— Tu prendras bien un peu de cidre ?
Ça devait être un truc religieux chez elle.
— Avec plaisir, merci.
J’ai eu un coup de cafard, pendant que mademoiselle Cora était à la cuisine. L’envie de tout laisser tomber et de filer, à quoi ça sert.
Je suis allé dans la salle de bains et j’ai bu de l’eau au robinet.
Je suis revenu dans la chambre et mademoiselle Cora était là avec une bouteille de cidre et deux verres sur le plateau. Elle a rempli les verres.
— Tu vas voir, Jeannot, ça va marcher.
— Moi je ne suis pas pour les projets, mademoiselle Cora.
— J’ai encore des relations. Je connais pas mal de monde. Ce qu’il faut, c’est que tu prennes des leçons. Le chant et un peu de danse. Pour la diction, on n’y touche pas. Tu as exactement ce qu’il faut, un peu gouape, un peu canaille… La rue, quoi. Quand on te compare aujourd’hui à ce qu’on voit au cinéma ou à la télé, on voit tout de suite que tu as une vraie chance. Il y a Lino Ventura, mais il n’est plus tout jeune. Et les chanteurs, il n’y en a pas un qui a une vraie gueule de mec. Il y a une place à prendre. Tu es une nature.
Elle ne s’arrêtait plus de parler, comme si elle avait peur de me perdre. La première chose à faire, c’était d’avoir ma photo dans l’annuaire des comédiens. Elle allait s’en occuper.
— J’ai toujours voulu m’occuper de quelqu’un, en faire une grande vedette. Tu vas voir.
— Écoutez, mademoiselle Cora, vous n’avez pas à me donner de garanties. Je m’en fous. Vous n’avez même pas idée à quel point je m’en fous. C’est pas tellement que j’avais envie d’être acteur, c’était surtout que j’avais pas envie d’être moi-même, c’est toujours beaucoup trop. Et d’abord…
J’allais lui dire c’est moi qui vais m’occuper de vous, mais ça faisait soigneur. Je me suis levé et elle a tout de suite eu peur, c’était peut-être la dernière fois qu’elle me voyait. Elle ne comprenait rien. Rien à rien. C’est ce qu’on appelle l’instinct de conservation.
— Mademoiselle Cora, je ne vous demande rien. Vous voulez que je vous dise ? Vous n’êtes pas gentille avec vous-même.