Je me suis penché et je lui ai donné un baiser, un tout bête, léger, à peine posé déjà envolé. Je suis resté un moment penché à la regarder tendrement. Elle n’avait rien compris du tout, mademoiselle Cora. Elle croyait que c’était personnel. Elle n’avait pas compris que c’était un acte d’amour.
— Au revoir, mademoiselle Cora.
— Au revoir, Jeannot.
Elle m’a mis les bras autour du cou.
— Je n’arrive pas encore à y croire, dit-elle. La chose la plus dure pour une femme, c’est de vivre sans tendresse…
— C’est pour tout le monde, mademoiselle Cora. Il n’y en a pas, alors il faut s’arranger entre nous. C’est même pour ça que les mères donnent tant de tendresse à leurs enfants, pour que plus tard ils aient de bons souvenirs.
Je l’ai soulevée et je l’ai serrée contre moi. J’avais peur de rebander, chez moi c’est automatique, et si je lui refaisais l’amour, elle croirait que c’est pour éviter les sentiments.
— Tu m’as rendue si heureuse… Est-ce que je te rends un peu heureux, moi aussi, Jeannot ?
— Oui, bien sûr, vous me rendez heureux, il n’y a qu’à vous voir…
Je l’ai reposée sur le lit et je suis parti.
Je pensais qu’il n’était pas nécessaire d’aimer quelqu’un pour l’aimer encore plus.
XIX
Il était six heures du matin quand je suis sorti de là et il y avait en face un bistro qui s’ouvrait. Le patron chauve était le genre de mec qui n’a rien à vous dire. Je lui ai fait bonjour et il ne m’a pas répondu. J’ai bu trois cafés coup sur coup et il me jetait des regards. C’est quand même curieux le nombre de mecs qui ne peuvent pas me blairer dès le premier coup d’œil. C’est sans doute dû à ma réussite visuelle. Je me mets toujours en garde derrière un sourire du genre à main armée. Chuck ajoute que j’ai un physique qui déplaît aux hommes qui en ont moins. Ou peut-être c’est seulement l’antagonisme naturel. J’ai demandé au patron combien ça fait, deux fois, sans qu’il me réponde. Je ne pouvais pas le blairer moi non plus, après la nuit que je venais de me taper. Il avait un peu de cheveux bien pommadés au-dessus des oreilles, avec une chemise blanche et un tablier bleu, et il s’était mis à l’autre bout du comptoir, comme s’il comprenait que j’avais besoin d’amitié. Je ne sais pas d’où je tiens mon caractère bénévole et c’est ce que j’ai de moins héréditaire. Mon père n’a fait que poinçonner toute sa vie et ma mère, que se faire poinçonner. Pour Chuck j’ai ce qu’on appelle le complexe du Sauveur et ça ne pardonne pas, je risque de tuer quelqu’un.
Il y avait un transistor à côté de la caisse, je me suis penché et je l’ai fait marcher. Le patron m’a regardé avec des couteaux.
— Excusez-moi si je me permets, lui dis-je, mais c’est pour la marée noire. Je suis breton. J’ai un père là-bas qui est goéland. Et encore un café, s’il vous plaît.
Il m’en a servi un aussi vite que si j’étais Mesrine. La radio m’a informé que tous les oiseaux étaient foutus dans les îles sanctuaires et je me suis senti mieux, comme ça au moins il n’y avait plus rien à faire. On n’avait pas besoin de moi. Ouf. Ça faisait un souci de moins. Yoko avait épinglé chez nous sur le mur une reproduction de saint Georges terrassant le dragon, mais chez lui c’était seulement l’Afrique du Sud. Si j’étais moins égoïste, je m’en foutrais, de la peine qu’ils me causent tous.
Le patron me jugeait tellement que j’ai été tenté de le confirmer en emportant le transistor, les gens ont besoin d’avoir raison. Mais l’idée m’a suffi et j’ai rigolé. J’ai réglé le dernier café et je suis parti, le laissant sans objet. Il était six heures et demie, j’ai ramené le taxi au garage rue Métary, où Tong allait le chercher à sept heures. C’était son jour. J’ai pris mon Solex et je suis allé aux Buttes-Chaumont, rue Calé, numéro 45, cinquième étage sur cour, où on s’était installés en venant d’Amiens, dix-huit ans de ma vie et où est-ce que tu as encore été traîner. Mon père ne me ressemble pas du tout, je ne sais même pas comment je l’ai eu. Il avait poinçonné des tickets de métro quarante ans de sa vie, il y en a qui prennent le métro mais lui, c’est le métro qui l’a pris. Il a une belle tête de chez nous à cheveux blancs, une moustache blanche, il y a des gens qui se font beaux à soixante ans.
Il m’a ouvert en bretelles. On s’est serré la main. Il sait bien que je suis tombé loin du pommier. Lui c’est encore l’honneur du travail, les programmes politiques, les discussions à la base. Pour mon père, la vieillesse, c’est un problème de société, et la mort, un phénomène naturel.
— Alors, Jean, comment ça va ?
— Pas mal. Je m’en tire.
— Toujours le taxi ?
— Et puis des petits trucs par-ci par-là.
Il m’a réchauffé du café et on s’est assis.
— Et à part ça ? Tu vis toujours avec des copains ?
— Toujours les mêmes.
— Il te faudrait une femme dans ta vie.
— La seule femme dans ma vie a quelque chose comme soixante-cinq piges. Une ancienne chanteuse. Elle veut m’aider à faire du théâtre.
Je ne voulais pas lui faire de la peine. Je disais ça à haute voix pour m’orienter. Peut-être que c’était vraiment moche, mademoiselle Cora et moi. Les mecs de mon âge comprennent tout trop facilement. J’avais confiance en mon père. Il connaissait les normes. Il était syndicaliste depuis toujours.
— Je ne vais pas faire du théâtre, t’en fais pas, lui dis-je.
On était assis à la table de cuisine et il y avait la fenêtre en face. Ça donnait sur la cour et c’était tout gris mais c’est devenu encore plus gris sur son visage.
— Tu te fais entretenir par une vieille, quoi.
— Non. J’aurais dû te dire oui, pour te confirmer, mais c’est non. Elle me glisse un billet parfois et je le prends, mais c’est seulement pour l’aider. C’est une personne très romantique. Elle a été gagnée par ses chansons, le bagne, la guillotine, les Bat’d’Af, les légionnaires, les mauvais garçons. C’est encore beaucoup plus vieux qu’elle, ce répertoire.
Je sais que ça peut te paraître drôle mais quand elle me refile du pognon et que j’accepte, ça la sécurise. C’est ce qu’on appelait la chanson réaliste. Les arsouillés, les filles mères et tout ça. Elle s’appelait Cora Lamenaire, tu en as peut-être vu des affiches dans le métro, quand tu étais jeune. Vous avez un peu le même âge.
Il avait pris sur la table le gros rond de pain de campagne et il commença à le couper, lentement, en tranches bien régulières, pour se réfugier dans quelque chose de sûr et de familier. C’est lui qui coupait toujours le pain à la maison. C’est la première chose dont je me souviens, après le départ de ma mère. Il m’a dit ta mère nous a quittés et puis il a commencé à couper lentement le pain de campagne, en belles tranches régulières.
— Tu es venu exprès pour me dire ça ? Que tu te fais entretenir par une vieille ?
Il posa le pain, les tranches et le couteau sur la toile cirée à carreaux bleus.
— On s’est pas vus depuis longtemps, alors je te raconte.
— Si tu as éprouvé le besoin de venir m’en parler à sept heures du matin, c’est que ça te travaille.
— Il y a de ça.
— Est-ce qu’il n’y a rien d’autre, au moins ?
— Non, rien.
— Tu n’as pas la police sur le dos ?
— Pas encore. Ce n’est pas encore considéré comme une agression contre les vieilles personnes.
— Ce n’est pas la peine de faire le pitre.
— Je viens te parler de cette bonne femme parce que c’est vrai que je ne sais plus très bien où j’en suis. Tu as encore des normes, toi. Le pognon n’a rien à voir.