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J’étais baba. Il y avait autrefois des rois légendaires qui laissaient le bonheur sur leur passage et de bons génies dans les bouteilles ou ailleurs qui faisaient cesser le malheur d’un geste plein d’autorité, mais c’était pas rue du Sentier. Évidemment, ce n’était pas dans les moyens de monsieur Salomon de faire cesser le malheur d’un geste plein d’autorité, vu que sa fortune avait un peu souffert de la hausse des prix et de la chute des valeurs françaises et étrangères, mais il faisait de son mieux et, devenu riche dans le pantalon, il continuait à prodiguer ses largesses et à se manifester brusquement à ceux qui n’y croyaient plus, pour leur prouver qu’ils n’étaient pas oubliés, et qu’il y avait quelqu’un, boulevard Haussmann, qui veillait sur eux.

Chuck, qu’on n’a pas encore rencontré ici, vu que chacun son tour, dit que monsieur Salomon ne fait pas ça tellement par bonté de cœur mais pour donner des leçons à Dieu, pour Lui faire honte et Lui montrer le bon chemin. Mais Chuck se moque toujours de tout, c’est son intelligence qui l’exige.

— Vous pourriez également être utile à notre association S. O. S. Bénévoles, car ils ont parfois des visites à domicile à faire, dans des cas urgents… On ne peut pas toujours aider les gens par téléphone…

Et pendant ce temps, il continuait à me dévisager méticuleusement, en tapotant, avec un sourire un peu triste et de petites lueurs ironiques dans ses yeux sombres.

— Alors ? Ça vous va ?

J’en avais la chair de poule. Quand il vous arrive quelque chose de tellement bon que ça ne s’est jamais vu, sauf peut-être dans les temps légendaires, il faut se méfier, car on ne peut pas savoir ce que ça cache. Je ne suis pas croyant, mais même quand on ne croit pas, il y a des limites. On ne peut pas ne pas croire sans limites, vu qu’il y a des limites à tout. Je voyais bien que monsieur Salomon n’était pas surnaturel, même s’il avait un regard qui brûlait, alors que normalement c’est plutôt éteint à cet âge. Il devait avoir au moins quatre-vingts ans et des poussières. C’était un homme en chair et en os et qui tirait à sa fin, ce qui expliquait son air sévère et courroucé, car ce n’était pas une chose à nous faire. Mais je comprenais pas ce qui m’arrivait. Un très vieux monsieur que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam – c’est mon expression favorite, à cause du paradis terrestre, comme s’il y avait encore un rapport – qui vous offre de rembourser le reste du taxi, c’est ce qu’il me proposait, en plein jour, à la terrasse d’un tabac rue du Sentier. Chuck me dit que ça ne s’était plus vu depuis Haroun al-Rachid, qui se déguisait pour se mêler au peuple et faisait ensuite pleuvoir ses bienfaits sur ceux qui lui avaient paru dignes. Je sentais que j’avais rencontré quelqu’un de spécial et pas seulement un marchand de confection qui avait réussi au-delà de toute espérance. J’en ai parlé le soir même avec Chuck et Tong, avec qui je partage la piaule, et ils m’ont d’abord écouté comme si j’étais tombé sur la tête et avais eu des visions religieuses entre le boulevard Poissonnière et le Sentier. Mais c’est vrai que monsieur Salomon avait quelque chose de biblique, et pas seulement à cause de son grand âge, mais comme Moïse dans Les Dix Commandements de Cecil B. de Mille qu’on a donnés à la cinémathèque, et qui est ce que j’ai vu de mieux comme ressemblance. Même plus tard, lorsque j’ai bien connu monsieur Salomon et me suis mis à l’aimer comme on ne peut pas aimer un simple homme, et que je leur racontais comment mon employeur se dépensait en bontés comme personne, Chuck a tout de suite trouvé quelque chose d’intelligent à dire. Pour lui, monsieur Salomon voulait être universellement aimé, vénéré et entouré de gratitude, à la place de quelqu’un d’autre qui aurait dû y penser et qu’il remplaçait ainsi au pied levé, avec un cinglant reproche, pour appeler l’attention de Jéhovah sur tout ce qu’il y avait à faire et qu’IL ne faisait pas et Lui faire honte. Pour le reste, Chuck disait que la philanthropie a toujours été une façon de régner et un truc pour se faire pardonner son pognon, et qu’en 1978, c’est du plus haut comique. Mais Chuck peut tout expliquer, alors il faut s’en méfier comme de la peste. Au moins, lorsqu’on ne comprend pas, il y a mystère, on peut croire qu’il y a quelque chose de caché derrière et au fond, qui peut soudain sortir et tout changer, mais quand on a l’explication, il reste plus rien, que des pièces détachées. Pour moi, l’explication, c’est le pire ennemi de l’ignorance.

J’étais donc assis là et je devais faire une drôle de tête, parce que monsieur Salomon s’est mis à rire, il voyait bien que je n’étais pas croyant, alors il a sorti son carnet de chèques et il m’en a signé un d’une brique et demie sans hésiter, comme si c’était la moindre des choses. Un homme que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam une demi-heure auparavant. Là alors j’en ai eu les genoux qui se sont mis à trembler, parce que si des inconnus se mettent à vous signer des chèques d’une brique et demie, n’importe quoi peut vous arriver, et c’est l’angoisse. J’étais même devenu tout blanc, le chèque à la main, et monsieur Salomon m’a commandé une fine. J’ai bu, mais ne m’en remettais pas. C’était incompréhensible. Moi, il n’y a rien qui me fiait plus d’effet que l’incompréhensible, parce que ça ouvre toutes sortes d’espoirs, et l’apparition de monsieur Salomon dans mon taxi était ce que j’avais vu de plus incompréhensible dans le genre. Après, quand on s’est quittés, je me suis dit que les temps légendaires n’étaient peut-être pas complètement idiots.

— Nous pourrons vous rembourser en dix-huit mois, lui dis-je.

Il parut amusé. Il a toujours aux lèvres une espèce de sourire, pas vraiment, mais plutôt comme une trace du sourire qui était passé par là il y a très longtemps et en a laissé un peu pour toujours.

— Mon cher garçon, je ne compte plus du tout être remboursé, mais évidemment, d’ici dix-huit mois, ou, encore mieux, d’ici dix ou vingt ans, il me serait agréable de pouvoir en reparler et peut-être de remettre le remboursement à encore quelques années plus tard, dit-il, et cette fois, il s’est mis franchement à rire à l’idée d’être là encore dans dix-huit mois ou dans dix ans, à son âge.

C’était l’humour. Il devait se réveiller chaque matin, le cœur battant, se demandant s’il était encore là.

J’avais pris le chèque et je regardais la signature, Salomon Rubinstein, d’une main ferme. Après son nom, il y avait une virgule et le mot Esq. avec un point, ce qui faisait Salomon Rubinstein, Esq. Je ne savais pas ce que cela voulait dire, j’ai appris plus tard d’un professeur d’anglais dans mon taxi que Esq. signifie Esquire, qu’on emploie dans les adresses après le nom, au Royaume-Uni, pour indiquer des personnes de bonne qualité. Monsieur Salomon mettait donc Esq. après son nom pour indiquer qu’il était encore de bonne qualité. Il avait vécu deux ans en Angleterre, où il avait fait prospérer plusieurs magasins.

Quand j’ai fini de regarder le chèque pour enfin y croire, j’ai vu que mon bienfaiteur inattendu s’était remis à m’observer avec la plus grande attention.

— Je me vois obligé de vous poser une question, dit-il, et j’espère que je ne vous offenserai pas, ce faisant. Avez-vous déjà fait de la prison ?

Voilà. C’est toujours la même chose, avec la gueule que j’ai. Le malfrat. Le maquereau. Un vrai voyou, celui-là. Je ne sais pas d’où me viennent ma tête et ma dégaine, vu que mon père a été poinçonneur de métro pendant quarante ans et maintenant il est à la retraite. Ma mère a été plutôt mignonne et elle s’en est même servie pour rendre mon père malheureux. Je dois tenir ça de quelqu’un parmi mes ancêtres les Gaulois.