— Tu te cherches des excuses.
C’était pas la peine.
— Qu’est-ce que tu veux, j’aime les vieilles peaux, il faut croire que je suis vicieux.
Il se tut, les mains sur les cuisses, regardant sur la table le bon pain solide et honnête. C’était même formidable, à la fin, cet homme tout blanc de soixante ans qui ne comprenait pas qu’on pouvait aimer les vieux.
— On commence comme ça et on finit par faire des braquages dans les bureaux de poste. Je ne suis pas sûr que ce n’est pas déjà fait, pour que tu viennes me voir tout à coup à cette heure.
J’ai encore senti cette douceur. Elle montait en moi, me donnait chaud, et puis devenait sourire.
— Laisse-moi dix minutes avant d’appeler les flics.
J’avais de la tendresse pour lui et pour son pain de campagne, sûr, solide et honnête, mais ce n’était pas la peine, quand on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie respiratoire.
XX
Je suis rentré au paddock. Il n’y avait personne, sauf saint Georges qui terrassait le dragon sur le mur. J’ai grimpé chez moi au deuxième étage et je suis resté là, les jambes pendantes, la tête entre les mains, à me chercher et à me demander où j’étais et ce que j’y faisais, et où aller, et pourquoi là plutôt qu’ailleurs, et je me demandais comment j’allais faire pour rentrer dans l’ordre et me dépêtrer de mon caractère bénévole, ou alors il aurait fallu que ce soit un ordre monastique.
Peut-être que mon père avait raison et qu’il n’y a que le social. On pouvait alors s’en tirer chemin faisant avec des mesures et à la sortie, excusez-nous mais il n’y a plus rien à faire, on entre là dans le domaine de l’impossible. Je n’aurais jamais dû mettre les pieds chez le roi Salomon. Je n’aurais jamais dû me mettre à fréquenter les vieux, c’est un mauvais exemple pour la jeunesse. J’ai pris le dictionnaire de Chuck et j’ai cherché à vieillesse. J’ai trouvé : dernière période de la vie humaine, temps de vie qui succède à la maturité et qui est caractérisé par le phénomène de sénescence. J’ai cherché à sénescence et c’était encore pire. J’aurais dû les aimer de loin théoriquement, sans y mettre les pieds. Mais non, il a fallu que je me mette à vivre une histoire d’amour en commençant par la fin.
J’ai remis le dictionnaire à la place qu’il occupe en permanence. Chuck est très intéressé par mes rapports avec les dictionnaires. C’est pour lui une véritable source de délectation quand j’ouvre le dictionnaire et que je commence à chercher.
— Tu fais ça pour éloigner. Pour la distanciation.
— Ça veut dire quoi ?
— Prendre tes distances, t’éloigner de ce qui te touche ou te fait peur. Pour t’éloigner de l’émotion. C’est une forme d’autodéfense. Quand tu es angoissé, tu éloignes la chose en la réduisant à l’état sec qu’elle a dans le dictionnaire. Tu la refroidis. Prends les larmes. Tu veux les éloigner, alors tu les regardes dans le dictionnaire.
Il est allé prendre le gros Budin.
— Lamie : goutte apparente d’humeur limpide et salée provenant d’une sécrétion accrue des glandes lacrymales. Voilà tout ce que c’est, les larmes, dans le dictionnaire. Ça les éloigne vachement, non ? C’est une recherche du stoïcisme, chez toi. Ce que tu voudrais, c’est être stoïque. Insensible. Les bras croisés, l’œil froid et dominateur et au revoir, excusez-moi, mais je vous vois tous de très loin, une espèce de rien minimal. Tu fais ça pour minimiser.
Ça m’était égal que Chuck fasse des études sur mon dos, il a besoin de vivre, lui aussi.
J’en étais là les jambes ballantes à regarder mes baskets, quand il est revenu pour se changer, il avait assuré la permanence S. O. S. toute la nuit et c’est toujours la nuit qu’ils appellent le plus. Je devais pendre du pieu au deuxième étage comme un signal de détresse et il m’a jeté un coup d’œil de détachement zoologique. Il n’y a que lui qui sache vous tenir à distance à travers ses lunettes.
— Qu’est-ce qu’il y a, coco ?
— Il y a que je me suis tapé mademoiselle Cora cette nuit.
— Ah !
Il a cette façon de faire ah ! qu’il ne s’étonne de rien et qu’il ne prend pas position, ni que c’est beau ni que c’est moche ni que c’est courageux ni que c’est bien ni que c’est mal ni qu’il y a de la grandeur ni rien. Ce mec fait toujours celui qui a déjà tout vu, comme s’il n’avait pas vingt-cinq ans mais douze.
— Oui. Je l’ai sautée.
— Eh bien, je ne vois pas où est le drame, coco. Si tu avais envie d’elle et que…
— Je n’avais aucune envie d’elle, merde.
— Alors tu as fait ça par amour.
— Oui, mais elle prend ça personnellement.
Chuck a levé ses sourcils très haut et assuré ses lunettes, ce qui est aussi loin qu’il peut aller pour se montrer concerné.
— Ah !
— Oui, ah ! Elle n’a pas compris.
— Tu pouvais lui expliquer.
— Tu ne peux pas expliquer à une femme que tu l’as baisée en général.
— Il y a toujours une façon de dire les choses gentiment.
— Gentiment, mon cul. C’est parfaitement dégueulasse de choisir pour ne pas l’aimer une bonne femme uniquement parce qu’il y en a des jeunes et des jolies. Il y a déjà assez d’injustice sans qu’il y en ait encore plus. C’était pas personnel avec mademoiselle Cora, Chuck, c’était personnel avec l’injustice. J’ai encore fait le bénévole.
— Bon, tu l’as baisée, elle ne va pas en crever.
— Je n’aurais pas dû. J’aurais pu faire ça autrement.
— Comment ?
— Je ne sais pas, moi, il y a d’autres façons de manifester de la sympathie.
Chuck a au moins trois étages de cheveux sur la tête. Il a bien un mètre quatre-vingt-dix, tellement il est grand, mais avec une poitrine rentrée et des guibolles d’une maigreur de flamant rose. Il aurait pu faire un joueur de basket professionnel, s’il était sportif.
— Je me suis fourré dans de sales draps, Chuck. Il vaut peut-être mieux que je quitte la France quelque temps, pour avoir une excuse. Je n’ai pas l’intention de continuer, comme elle le croit, et je ne peux pas m’arrêter non plus, parce qu’elle va croire qu’elle est vieille. Je l’ai baisée dans le mouvement, voilà.
— Vous pouvez rester amis.
— Et comment je vais lui expliquer ? Qu’est-ce que je vais lui dire ? Elle va prendre ça pour de la vieillesse.
Chuck a l’accent américain quand il parle, ce qui fait que tout ce qu’il dit a toujours l’air différent et nouveau.
— Tu lui expliques qu’il y avait déjà une autre femme dans ta vie et que mademoiselle Cora t’a fait perdre la tête mais que l’autre l’a appris et que ce n’est pas une vie. Évidemment, elle va te prendre pour un don juan.
— Tu te fous de moi ? Tiens, ça me fait penser qu’il y a les ordures à descendre. C’est ton tour aujourd’hui.
— Je sais. Mais sans blague, tout ce que tu as à faire, c’est sortir ça du plan sexuel. Il faut vous situer tous les deux sur le plan sentimental. Tu vas la voir de temps en temps, tu lui prends la main, tu la regardes dans les yeux et tu lui dis : mademoiselle Cora, je vous aime.
Je lui ai souri.
— Des fois, j’ai envie de te casser la gueule, Chuck.
— Oui, je connais ce sentiment d’impuissance.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Elle va peut-être te laisser tomber, elle. Et la prochaine fois que ça te prendra, va dans la rue et jette des miettes aux moineaux.
— Oh, ça va.
— On n’a pas idée de baiser une femme par pitié.
J’ai dû me retenir. J’ai vraiment dû me retenir.