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Il a cherché en reniflant comme un chien pour pisser et il me l’a fourrée sous les yeux, en pointant son doigt sur une annonce soigneusement encadrée de rouge, au milieu de la page :

— Jeune femme indépendante, trente-sept ans, active, aimant choses de l’esprit et l’Auvergne en automne cherche homme tendre ayant loisirs pour faire face à la vie ensemble jusqu’a la fin du parcours. Phallocrates s’abstenir.

Phallocrates s’abstenir était souligné trois fois au crayon rouge…

— Phallocrates s’abstenir, vous mesurez ? Non, mais, est-ce que vous mesurez ? Il l’a souligné, c’est une chance à ne pas louper ! Phallocrates s’abstenir ! Évidemment, à son âge, il risque pas de bander ! Alors là, il a tout de suite vu l’occase ! Hein ? Moi je vous dis que votre roi Salomon, il rêve encore !

J’étais dans les cordes, mais je refusais de baisser les bras.

— C’est pour rire, lui dis-je. Il fait ça pour rigoler.

— Oui, c’est ça, l’humour juif, on connaît ! glapit monsieur Tapu.

— C’est quand même permis à un vieil homme de lire des annonces sentimentales au soir de sa vie, pour le souvenir ! gueulai-je. Il se met dans son fauteuil, il allume son cigare, il lit les annonces sentimentales des âmes sœurs qui se cherchent et puis il sourit, en murmurant ah cette jeunesse ! ou quelque chose comme ça. On se sent toujours plus calme quand on voit qu’il y en a encore qui s’agitent ! C’est bon pour sa sérénité, putain !

Mais Tapu c’est tout juste s’il ne me marchait pas dessus, tellement il m’écrasait.

— Eh bien moi je vous dis qu’il croit au père Noël, votre roi des Juifs ! Et vicelard, avec ça ! Parce que vous remarquerez que ce n’est pas des vieilles peaux qu’il a soulignées ! C’est des jeunesses ! Il devrait avoir honte, à son âge !

Et il a même craché sur son propre escalier. Je lui ai arraché la feuille des pattes et je me suis enfermé dans l’ascenseur. J’étais furieux pendant qu’on montait, je n’avais pas su défendre monsieur Salomon alors que celui-ci se penchait seulement sur tous les cas humains et soulignait de rouge ceux qui lui paraissaient avoir le plus d’intérêt et qui étaient les plus dignes d’être exaucés. Et s’il les numérotait, ce n’était pas parce qu’il s’intéressait encore à lui-même et qu’il avait la prétention de refaire sa vie à quatre-vingt-quatre ans et de rencontrer l’amour, mais parce qu’il y avait dans les petites annonces des cas particulièrement émouvants et qui méritaient toute l’humanité qu’on pouvait mettre à leur disposition. Je crois que Chuck se trompe dans son cynisme quand il déclare que monsieur Salomon se moque de lui-même par déchirement et qu’il est le roi de l’ironie plus encore que du pantalon, et que d’ailleurs s’il n’était pas le roi de l’ironie il ne se serait pas proclamé roi du pantalon sur ses devantures, car pour s’intituler ainsi il fallait aller loin dans la futilité, la dérision et la poussière bibliques. Chuck affirme que monsieur Salomon utilise la futilité et la dérision pour minimiser l’imminence. Je ne peux pas croire que monsieur Salomon, qui a une tête comme on en trouve rarement dans le prêt-à-porter, et qui ne va pas du tout avec le pantalon mais avec les dignitaires comme feu Charles de Gaulle ou Charlemagne, quand ils avaient le même âge, peut être ce que ce tordu de Chuck appelle un « ironiste ». D’abord, ça ne va pas loin, comme moyen d’autodéfense, parce que les arts martiaux ont des limites. Il n’y a qu’à voir Bruce Lee qui était le plus fort et qui n’a pas pu s’empêcher de mourir.

Chuck sait toujours tout mieux que personne et il dit que le grand rêve de l’humanité a toujours été le stoïcisme.

J’ai quand même arrêté l’ascenseur entre deux étages et j’ai ouvert le dictionnaire à stoïcisme car monsieur Salomon avait vécu si longtemps qu’il avait peut-être en effet trouvé quelque chose qui lui permet de s’appuyer, au point où il en est. J’ai trouvé : Stoïcisme : courage pour supporter la douleur, le malheur, les privations avec les apparences de l’indifférence. Doctrine qui professe l’indifférence devant ce qui affecte la sensibilité. Du coup, j’ai oublié monsieur Salomon, parce que c’est vrai que la sensibilité chez moi est l’ennemi du genre humain, si on pouvait s’en débarrasser, on serait enfin tranquille.

XXIII

Je suis entré dans l’appartement après avoir essuyé mes pieds, qui était la seule chose qui mettait monsieur Salomon hors de lui, quand on ne le faisait pas. Je me suis arrêté un moment aux nouvelles dans le standard. Il y avait cinq bénévoles qui recevaient les S. O. S. et faisaient ce qu’ils pouvaient. Aujourd’hui, il y avait en dehors des autres la grosse Ginette que je ne peux pas blairer parce qu’elle venait là pour profiter. On connaissait bien son mécanisme, quand elle écoutait tous les malheurs qui étaient au bout du fil, elle se sentait mieux et elle pensait moins à elle-même, ça soulage toujours, comme dit la religion, de penser à plus malheureux que soi. Vous sentez qu’il y a un peu moins de vous-même. Chuck disait que c’était un régime qu’elle suivait pour maigrir. Ça s’appelle la thérapeutique. Bien sûr, elle ne perdait pas du poids vraiment mais son poids lui pesait moins. Je discutais avec Chuck pour lui prouver que c’était une salope et qu’elle n’avait pas à venir ici perdre du poids sur le dos des autres, mais il prétendait qu’elle n’était pas au courant de son mécanisme et que c’était son subconscient qui fonctionnait ainsi. C’est possible, mais alors le subconscient est un vrai rigolo. Elle était blondasse, avec des yeux de verre, pas vraiment, c’était un bleu pâle qui faisait cet effet. Je crois que monsieur Salomon la gardait parce quelle pleurait très facilement et cela faisait beaucoup de bien aux malheurs qui étaient au bout du fil. C’est une chose importante pour une personne qui est dans le besoin du point de vue sympathie et solitude lorsqu’elle peut toucher une corde sensible. Il n’y a rien de pire pour un malheur que le manque d’importance. En dehors de Ginette et de Lepelletier, il y avait deux nouveaux que je ne connaissais pas. Je savais que monsieur Salomon les avait fait vérifier la veille pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des profiteurs. Il avait viré une semaine auparavant deux anciens qui étaient devenus des professionnels endurcis, c’est comme pour le karaté, à force de prendre des coups, ça devient dur. Lepelletier répondait à un gars qui n’en pouvait plus parce qu’il était seul au monde.

— C’est dégueulasse, Nicolas… C’est bien Nicolas, n’est-ce pas ? C’est dégueulasse de penser qu’on est seul au monde alors qu’on est quatre milliards dans le même cas et que ça augmente tous les jours à cause de la démographie. Seul au monde, c’est de la propagande. Lorsqu’on se sent comme ça, c’est qu’on a perdu ses atomes crochus. Quoi ? Attends, laisse-moi réfléchir…

Il mit la main à plat sur le micro et se tourna vers moi.

— Merde. Ce mec-là me dit qu’il se sent seul au monde parce qu’il y a quatre milliards d’hommes sur terre et que ça le diminue complètement. Qu’est-ce que je lui réponds ?

— Tu lui dis de rappeler dans dix minutes et tu vas consulter le roi Salomon. Il a toujours réponse à tout. Moi, l’arithmétique, c’est pas mon fort…

— Eh bien, justement, c’est la réponse qu’il faut… Allô, Nicolas ? Écoute-moi, Nicolas, c’est pas une question d’arithmétique. Tu as quel âge ? Dix-sept ans ? Alors tu dois comprendre que lorsqu’on dit qu’ils sont quatre milliards, ça veut dire que c’est toi qui es quatre milliards. C’est comme s’il y avait quatre milliards de plus de toi-même. Ça te rend important, non ? Tu comprends ? Tu n’es pas seul au monde, tu es quatre milliards. Tu te rends compte ? C’est formidable ! Ça change tout. Tu es français, tu es africain, tu es japonais… Tu es partout, mon vieux, tu es sur toute la terre ! Réfléchis à ça et rappelle-moi. Je serai là vendredi prochain de dix-sept heures à minuit. Je m’appelle Jérôme. Il faut réapprendre à compter, Nicolas. Tu as dix-sept ans, tu dois connaître les maths nouvelles. Seul au monde, c’est des maths anciennes. Tu as l’impression que tu ne comptes pas parce que tu ne sais pas compter. N’oublie pas de me rappeler, Nicolas. J’attends ton coup de téléphone. Je l’attends, ne m’oublie pas, Nicolas. Je compte sur toi, souviens-toi.