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Il y avait aussi madame Cahen, qui n’avait pas loin de cent ans et que monsieur Salomon entretenait avec espoir, car s’il y avait une chose qui l’intéressait, c’était la longévité. Il y avait encore beaucoup d’autres ci-devant – c’est ainsi que monsieur Salomon appelait les vieilles personnes qui avaient perdu ce qu’elles étaient et ne comptaient plus comme avant. Monsieur Salomon me disait qu’il m’avait choisi parce que j’ai un physique qui dégage ce qu’ils appellent à S. O. S. de « bonnes vibrations », qui se communiquent à ceux qui n’ont pas le moral. Mais à la façon dont il me regardait parfois pensivement, en tapotant, et avec dans ses yeux noirs de petites lueurs ironiques, je commençais à sentir qu’il avait peut-être une autre raison en tête.

J’entrais chez une dame dans son fauteuil d’infirme, je lui disais que je venais de la part de monsieur Salomon, le roi du prêt-à-porter, qui voulait avoir de ses nouvelles et lui faisait demander si elle n’avait besoin de rien. Comme elle ne connaissait monsieur Salomon ni d’Ève ni d’Adam, c’était une surprise doublée de mystère et le mystère ouvre toujours la porte à l’espoir, c’est ce qu’il faut avant tout quand il n’y a rien d’autre. Mais il ne fallait pas en donner trop non plus. J’expliquais que monsieur Salomon n’était que le roi du prêt-à-porter et pas plus, pour ne pas faire croire à des manifestations d’instances supérieures. Monsieur Salomon tenait énormément à l’expression prêt-à-porter, elle avait pour lui un sens qui allait de la naissance à la mortalité. Parfois aussi c’était comme s’il se moquait ainsi de tout ce qu’on pouvait trouver et offrir comme réconfort. Plus tard, quand on s’est mieux connus, je lui ai posé une question à ce sujet, qui sortait du domaine vestimentaire. Il ne m’a pas répondu tout de suite mais s’est promené un peu de long en large sur la moquette vert pâturage de son bureau, et puis il s’est arrêté devant moi avec une expression de bonté un peu triste. L’expression de bonté est toujours un peu triste, car elle sait à quoi elle a affaire.

— Dès qu’un enfant vient au monde, que fait-il ? Il se met à crier. Il crie, il crie. Eh bien, il crie parce que c’est le prêt-à-porter qui commence… Les peines, les joies, la peur, l’anxiété, pour ne pas parler d’angoisse… la vie et la… enfin, tout le reste. Et les consolations, les espoirs, les choses que l’on apprend dans les livres et qu’on appelle philosophies, au pluriel… et qui sont du prêt-à-porter aussi. Quelquefois celui-ci est très vieux, toujours le même, et quelquefois on en invente un nouveau, au goût du jour…

Et puis il m’a mis, comme il le fait souvent, une main sur l’épaule d’un geste éducatif, et il s’est tu pour m’encourager, car, des fois, la pire des choses qui peut arriver aux questions, c’est la réponse.

Quand je parlais des bontés que le roi Salomon dispensait aux personnes oubliées sans joie ni petits plaisirs qu’on avait portées à sa connaissance, Chuck m’expliquait que c’était sa façon d’adresser d’amers reproches à Celui dont les bontés brillaient par leur absence. Il insistait tellement et paraissait tenir tellement à son explication que j’en venais à me demander si Chuck n’avait pas lui-même un problème de ce côté-là. Un problème avec l’absence de roi Salomon, du vrai, celui-là. Il soutenait aussi que c’était chez le patron de S. O. S. l’effet de son angoisse, qu’il cherchait à se faire remarquer de Dieu, comme c’est souvent le cas chez les bons Juifs, et peut-être recevoir en échange quelques années de plus. Chuck dit que les Juifs qui sont restés croyants ont avec Dieu des rapports personnels d’homme à homme, qu’ils discutent souvent avec Dieu et se querellent même avec Lui à voix haute et cherchent à faire avec Lui des affaires, moi je te donne ça et toi tu me donnes ça, je donne aux autres sans compter et tu me prodigues la bonne santé, la longévité et plus tard quelque chose d’encore meilleur. Allez savoir.

Lorsque je venais prendre des nouvelles d’une vieille dame en attente et que je lui remettais, de la part de monsieur Salomon, des fruits, des fleurs, ou un poste radio à prendre la terre entière, cette personne était émue et même parfois effrayée, comme s’il y avait eu une manifestation surnaturelle. Il fallait faire attention de ne pas causer de joies trop fortes et nous avons perdu ainsi monsieur Hippolyte Labile, à qui monsieur Salomon avait fait remettre le titre d’une rente à vie, et qui est mort sous le coup de l’émotion.

IV

Je ne savais toujours pas pourquoi monsieur Salomon m’avait choisi et pourquoi il continuait parfois à m’observer en souriant, comme s’il avait pour moi quelque chose en tête. Il semblait m’avoir pris en amitié et aimait quand je venais le voir sans raison, car avec lui il n’y avait pas de fin à tout ce que je pouvais apprendre. Il faut dire surtout qu’il me rassurait par son exemple, si on pouvait vivre si vieux, je n’avais pas encore du mouron à me faire. Je m’asseyais en face de lui et je me rassurais, pendant qu’il examinait ses timbres-poste.

Je me suis vite aperçu que, bien que très riche, monsieur Salomon était seul au monde. La plupart du temps, je le trouvais assis devant son grand bureau de philatéliste, une loupe dans l’œil, et il regardait les timbres avec plaisir, comme de vrais amis, et aussi les cartes postales qui lui parvenaient du passé et de tous les coins de la terre. Elles ne lui avaient pas été adressées personnellement, car il y en avait qui avaient été mises à la poste au siècle dernier, quand monsieur Salomon existait à peine, mais c’est chez lui qu’elles sont arrivées pour finir. Je l’ai plusieurs fois conduit aux puces et chez les brocanteurs où il les achète et les commerçants lui mettent tout spécialement de côté celles qui sont les plus personnelles et qui ont été écrites avec le plus d’émotion. J’en ai lu quelques-unes par indiscrétion, car monsieur Salomon les cache plutôt, à cause de leur caractère privé. Il y en avait une qui représentait une jeune fille habillée comme au début des temps modernes, avec quatre petits garçons en costumes de matelots et en chapeaux de paille canotiers, qui disait chéri chéri nous pensons à toi jour et nuit reviens vite et surtout couvre-toi bien et mets ta ceinture de flanelle, ta Marie. Et le plus bizarre est que monsieur Salomon a lu cette carte et puis il est allé s’acheter une ceinture de flanelle. Je n’ai rien demandé, j’ai fait celui qui n’a rien remarqué, mais j’en ai eu froid dans le dos comme solitude, rien et personne. C’était une carte de 1914. Je ne sais pas si monsieur Salomon avait mis la ceinture de flanelle à la mémoire de cette Marie ou du mec qu’elle a aimé, ou s’il faisait semblant que c’était à lui qu’elle avait pensé si tendrement, ou s’il faisait ça pour la tendresse tout court. Je ne savais pas que monsieur Salomon ne pouvait pas souffrir l’oubli, les oubliés, les gens qui ont vécu et aimé et qui sont passés sans laisser de traces, qui ont été quelqu’un et qui sont devenus rien et poussière, les ci-devant, comme je sais maintenant qu’il les appelait. C’est contre ça qu’il protestait avec la plus grande tendresse et la plus terrible colère, que l’on appelait courroux chez les personnes bibliques. Parfois, j’avais l’impression que monsieur Salomon voulait y remédier, qu’il voulait prendre les choses en main et changer tout ça. Évidemment, quand on est déjà pas loin de ne plus laisser de trace soi-même, il y a de quoi. Sur le coup, donc, je n’ai pas voulu demander, mais je n’en suis jamais revenu. Et pas seulement ça, mais alors là vous n’allez pas me croire, sauf que je ne suis pas capable d’inventer plus fort que la vie, qui n’a pas à se gêner et à se faire croire. Monsieur Salomon avait trouvé chez Dupin frères, impasse Saint-Barthélemy, une carte postale avec la photo d’une odalisque qu’ils avaient alors en Algérie qui était encore française, et au dos il y avait des mots d’amour je ne peux pas vivre sans toi tu es ce qui me manque le plus au monde je serai à sept heures vendredi sous l’horloge place Blanche, je t’attends de tout mon cœur, ta Fanny. Monsieur Salomon a tout de suite mis cette carte dans sa poche et puis il a regardé l’heure et le jour sur sa montre suisse de grande valeur. Il a froncé les sourcils et il est rentré à la maison. Le vendredi suivant, à six heures trente, il s’est fait conduire place Blanche et il a cherché l’horloge, sauf qu’il n’y en avait pas. Il parut mécontent et il s’est renseigné dans le quartier. On a trouvé une concierge qui se souvenait de l’horloge et de l’endroit. Il est ressorti vite pour ne pas être en retard et à sept heures pile il était à l’emplacement, et là encore je n’ai pas su s’il faisait ça à la mémoire de ces amants disparus ou si c’était pour protester contre le vent biblique qui emporte tout comme des futilités et des poussières. Une chose est sûre, selon Chuck, et là je crois qu’il a raison : c’était un homme qui protestait, c’était un homme qui manifestait. À la fin, je me suis enhardi, et quand il est allé se recueillir et déposer un bouquet de roses rouges devant l’immeuble qui donnait dans sa carte postale avec sapeur-pompier son nom et adresse en 1920, avec de bons baisers et bonheur de se revoir dimanche prochain, je lui ai demandé, quand il est entré dans le taxi :