— J’ai lu.
Ça l’a désorientée.
— Mais comment ? Toi ? Où ? C’est épuisé depuis longtemps…
J’ai haussé les épaules.
— Je lis n’importe quoi. C’est autodidacte, chez moi.
Elle n’en revenait pas. C’était comme si elle me connaissait moins, maintenant. Ou encore plus.
— Tu es un faux jeton, Jean. Où as-tu lu ça ?
— À la bibliothèque municipale d’Ivry. Qu’est-ce que tu as ? J’ai pas le droit de lire ? Ça va mal avec la gueule que j’ai ?
Je regardais les douze volumes d’Histoire universelle, derrière Aline. Je n’aurais pas fait comme Fabian. Je me serais attaché les douze volumes d’Histoire universelle autour du cou, pour être sûr de couler tout de suite.
— Tu n’aurais pas dû parler à Chuck, Aline. Il est trop systématique. Ce n’est pas un bricoleur. Les pièces détachées qui se paument par-ci par-là et qui pourrissent dans leur coin, ça ne l’intéresse pas. Avec lui, c’est toujours la théorie des grands ensembles, des systèmes. Ce n’est pas un bricoleur. Et s’il y a une chose que j’ai apprise comme autodidacte, c’est qu’il faut apprendre à bricoler, dans la vie. On peut se bricoler une vie heureuse, toi et moi. On peut avoir de bons moments. On va s’établir pour notre compte, tous les deux. Il paraît qu’il y a des coins comme ça aux Antilles, il faut connaître.
Elle a eu de l’amitié pour moi dans la voix.
— Je croyais que le Front du Refus, c’était en Palestine, dit-elle. Je n’ai pas l’intention de vivre ma vie contre la vie, Jeannot. L’indignation, la protestation, la révolte sur toute la ligne, ça ne donne jamais qu’un choix de victimes. Il faut une part de révolte mais aussi une part d’acceptation. Je suis prête à me ranger, jusqu’à un certain point. Je vais te dire jusqu’à quel point je suis prête à me ranger : j’aurai des enfants. Une famille. Une famille, une vraie, avec deux bras et deux jambes.
J’en ai eu la chair de poule. Une famille. C’est descendu le long du dos jusqu’aux fesses.
Elle a ri, et s’est approchée de moi et m’a mis une main sur l’épaule, pour le réconfort.
— Excuse-moi. Je t’ai fait peur.
— Non, ça va aller, un peu plus, un peu moins…
Elle m’a rendu la photo de mademoiselle Cora en goéland.
— Maintenant, va canoter.
— Non, pas question.
— Vas-y. Mets ta jolie tenue impressionniste et vas-y. J’ai été irritée, mais ça m’est passé.
— Ce n’était pas vrai pour la ceinture ?
— Non. Je laisse la clé sous le paillasson.
— Bon, j’irai, puisque tu y tiens. Ce sera pour lui faire mes adieux.
Je me suis rappelé la moustache.
— Pourquoi la moustache ?
— Ils en portaient tous, au temps des cerises.
J’étais heureux. Il y avait maintenant dans le comique que je lui inspirais plus de gaieté que de tristesse et même quelque chose de plus, pour ma peine. Ce n’était pas grand-chose mais il faisait bon d’y être et de pouvoir y revenir.
XXXIX
Mademoiselle Cora a ri en me voyant avec mon canotier et le maillot de corps d’époque. J’ai eu du plaisir à m’habiller ainsi comme il y a quatre-vingts ans et j’aurais voulu y être vraiment, garanti d’époque, quand on ne vous mettait pas encore les cadavres à domicile par satellites et qu’on pouvait ignorer, ce qui faisait beaucoup pour la joie de vivre. J’avais téléphoné à Tong pour qu’il vienne nous chercher à domicile, et avant je me suis arrêté à l’Orangerie pour voir si j’étais ressemblant. Il y avait en effet un gars qui me ressemblait sur un tableau, à table avec une jolie môme et une moustache et c’est tout juste si le tableau ne chantait pas de bonheur. Ça m’a remonté le moral, d’avoir plaisir à l’œil, et je roulais à travers les rues en dessinant des spaghetti sur la chaussée entre les bagnoles.
Mademoiselle Cora avait mis une jolie robe qui ne se voyait pas trop, avec des couleurs qui étaient rose et bleu pâle et son turban blanc proverbial, avec la mèche de cheveux tout mignons sur le front, des talons hauts et son sac en vrai crocodile. Elle m’a pris le bras et on est descendus. C’était un crève-cœur de la voir si gaie et encore si prête à être heureuse, alors que je me préparais à lui dire que je ne pouvais plus l’assurer. Elle avait gardé sa silhouette jeune et quand on nous regardait il y avait des expressions comme « une petite vieille » et « elle pourrait être sa grand-mère » qui ne lui allaient pas du tout et ne pouvaient même pas venir à l’esprit de personne, ce qui faisait qu’on était tranquilles. Elle était vraiment très bien entretenue. Je ne savais pas quels étaient les projets de durée de monsieur Salomon, mais ils pouvaient avoir un joli coucher de soleil ensemble, à Nice, et une vie calme comme la mer du même nom. J’avais de la chance d’être tombé sur mademoiselle Cora, au lieu de quelqu’un qui n’aurait que moi au monde. Je crois que Yoko a raison lorsqu’il prétend que les personnes âgées ont des tas de choses que nous n’avons pas, la sagesse, la sérénité, la paix du cœur, un sourire pour l’agitation de ce monde, sauf monsieur Salomon, qui a un côté mal éteint, indigné et furax, et qui se fait du mouron comme si la vie le concernait encore au premier chef. Mais c’est parce qu’il a raté sa vie sentimentale, c’est plus triste de s’éteindre quand on a brûlé pour rien.
On a attendu en bas, Yoko est arrivé avec le taxi et j’ai vu qu’il y avait aussi Tong, Chuck et la grosse Ginette, ils ne voulaient pas rater mon canotage, ces salauds-là, sous prétexte qu’il faisait beau. On s’est entassés là-dedans, Yoko au volant, Tong, qui était le plus petit, sur les genoux de Ginette à l’avant et Chuck, mademoiselle Cora et moi à l’arrière. Il faut reconnaître que Chuck a été plutôt correct et il nous a fait un cours sur les Impressionnistes qui ont été suivis par la peinture cubaine, dont le principal était braque. J’ai loué un canot et on s’est lancés sur les eaux pendant que Chuck, Yoko, Tong et la grosse Ginette s’étaient alignés au bord pour nous admirer, et Chuck a pris des photos parce que c’est un grand documentaire. Mademoiselle Cora se tenait bien sagement en face de moi, elle avait ouvert son ombrelle blanche au-dessus d’elle.
J’avais déjà fait toutes sortes de boulots mais c’était la première fois que je ramais. J’ai ramé une demi-heure et même plus, en silence, j’avais décidé de le faire d’un seul coup, mais au moins qu’elle profite avant.
— Mademoiselle Cora, je vais vous quitter.
Elle s’inquiéta un peu.
— Tu dois partir ?
— Je vais vous quitter, mademoiselle Cora. J’aime une autre femme.
Elle n’a pas bougé, elle est même devenue encore plus immobile, sauf les mains qui battaient des ailes en serrant le sac sur ses genoux.
— J’aime une autre femme.
Je l’ai répété exprès parce que j’étais sûr que cela lui ferait moins de peine si elle savait que je la quittais par amour.
Elle s’est tue longuement sous son ombrelle. Je continuais à ramer et c’était lourd.
— Elle est jeune et jolie, n’est-ce pas ?
C’était injuste, même avec le sourire.
— Mademoiselle Cora, vous n’y êtes pour rien, ce n’est pas à cause de vous que je vous quitte. Et vous êtes jolie à voir. Vous êtes jolie sous votre ombrelle blanche. Je ne vous quitte pas à cause de vous. Je vous quitte parce qu’on ne peut pas aimer deux femmes à la fois quand on aime quelqu’un.
— Qui est-ce ?
— Je l’ai rencontrée.
— Ben ça, je m’en doute. Et… tu lui as dit ?
— Oui. Elle vous connaissait des chansons, mademoiselle Cora.
Ça lui a fait plaisir.
— J’ai pas fait exprès, mademoiselle Cora. Je l’ai rencontrée. C’est arrivé tout seul, je n’ai pas cherché. Et j’ai une bonne nouvelle pour vous.