— Encore une ?
— Non, vraiment. Monsieur Salomon, il voudrait bien que vous lui pardonniez.
Elle s’est réanimée. Elle eut même plus d’émotion que pour moi, tout à l’heure. Allez donc comprendre.
— Il te l’a dit ?
— Comme je vous vois. Il m’a téléphoné ce matin pour que je vienne le voir. D’urgence. Oui, c’est ce qu’ils m’ont dit au téléphone, monsieur Salomon veut vous voir d’urgence. Il était couché dans sa robe de chambre magnifique. Les rideaux fermés, tout. La vraie déprime. Il était très pâle et il n’avait pas touché à un timbre-poste depuis deux jours. Je ne l’ai encore jamais vu aussi descendu, mademoiselle Cora, il en avait perdu sa valeur-refuge…
— Quelle valeur-refuge ? Il a perdu à la Bourse ?
— L’humour juif, mademoiselle Cora. Ça leur sert de refuge encore plus qu’Israël. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il a toujours des petites lueurs dans le noir, dans ses yeux noirs, qui s’allument dans ses yeux quand il se penche de ses hauteurs sur nos futilités. Eh bien, rien. L’œil sombre, mademoiselle Cora, et qui regardait comme s’il n’y avait plus rien à voir nulle part. Je me suis assis et j’ai attendu et comme il se taisait encore plus profondément, j’ai demandé : « Monsieur Salomon, qu’est-ce qu’il y a ? Vous savez bien que je ferais n’importe quoi pour vous et vous m’avez souvent dit vous-même que je suis un bon bricoleur. » Alors il a soupiré comme pour fendre le cœur. C’est une expression proverbiale, mademoiselle Cora, je l’ai tout de suite reconnue, c’était bien elle. Et alors notre roi Salomon m’a dit : « Je ne peux pas vivre sans elle. Ça fait trente-cinq ans que j’essaye, à cause de cette histoire dans la cave, tu sais, quand mademoiselle Cora m’a sauvé la vie… » Et puis il m’a regardé comme c’est pas possible et il a murmuré : « Laissera-moi, Jeannot ! »
Mademoiselle Cora ouvrait de grands yeux, comme l’expression l’exige.
— Mon Dieu, il est au courant ?
— Il est au courant de tout, le roi Salomon. Il n’y a rien qui lui échappe dans le prêt-à-porter, depuis le temps qu’il se penche sur tout ça de ses hauteurs augustes. Il m’a posé la main sur l’épaule d’un geste ancestral et il a murmuré : « Laisse-la-moi ! »
Mademoiselle Cora ouvrit son sac en vrai crocodile et prit un petit mouchoir. Elle le déplia et le porta à ses yeux. Elle ne pleurait pas encore et j’ai dû répéter :
— Laisse-la-moi.
Là elle s’essuya une larme et respira profondément.
— Il y a une chanson comme ça, dit-elle. En 1935. Rosalie. C’était avec Fernandel.
Elle a chantonné :
— Rosalie, elle est partie, si tu la vois, ramène-la-moi !
— Il y a toujours une chanson pour tout, mademoiselle Cora.
— Et après ? Qu’est-ce qu’il t’a dit après ?
— Il a gardé la main sur mon épaule le temps qu’il faut et il a répété : « Je ne peux pas vivre sans elle. J’ai essayé, Dieu sait que j’ai essayé, mais c’est au-dessus de mes moyens, Jeannot. Je ne suis pas le genre qui aime deux fois. J’aime une fois. Quand j’ai aimé une fois, ça me suffit. Ça me suffit pour toujours. Jamais plus. Une seule fois, toujours la même, il n’y a pas de plus grande richesse. Va la voir, Jeannot. Va lui parler délicatement, comme tu sais le faire. Quelle me pardonne d’être resté quatre ans dans cette cave sans aller la voir ! »
Mademoiselle Cora avait le choc.
— Il a pas dit ça !
— Je vous jure sur la tête de tout ce que j’ai de plus saint, mademoiselle Cora, vous n’avez qu’à choisir ! Et il a même versé une larme, ce qui demande beaucoup, à son âge, à cause de leur état glandulaire. Une larme grosse comme je ne l’aurais jamais cru, si je n’avais pas mon témoignage.
— Et après ? Et après ?
Bon enfin quoi quand même.
J’ai ramé encore un petit peu.
— Et après, il a murmuré des choses douces et tendres à votre égard, tellement que j’en étais gêné.
Mademoiselle Cora était heureuse.
— Quel vieux fou, dit-elle avec plaisir.
— Justement, il n’a qu’une peur, c’est que vous le trouviez trop vieux.
— Il n’est pas si vieux que ça, dit mademoiselle Cora, énergiquement. Les temps ont changé. Ce n’est plus le même âge.
— Ça c’est juste. On n’est plus sous les Impressionnistes.
— Ces histoires d’âge, ça rime à quoi, à la fin ?
— À rien, à la fin, mademoiselle Cora.
— Il peut encore vivre vieux, monsieur Salomon.
J’ai failli lui dire la cave, ça conserve, mais il fallait garder quelque chose pour une autre fois. J’ai seulement pris la fausse moustache dans ma poche et je me la suis mise pour plus de bonne humeur.
Mademoiselle Cora a ri.
— Oh toi alors ! Un vrai Fratellini !
Je connaissais pas, mais ça pouvait attendre.
Je donnai encore quelques coups de rame. Maintenant que j’avais fait du bien, j’y prenais même du plaisir.
Mademoiselle Cora réfléchissait.
— Il peut encore vivre longtemps, mais il a besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui.
— C’est ça. Ou il a besoin de s’occuper de quelqu’un. C’est pareil.
Je n’avais encore jamais ramé mais je m’en tirais bien. Mademoiselle Cora m’avait oublié. Je me suis mis à ramer plus doucement pour ne pas la déranger et pour qu’elle ne se souvienne pas de moi. C’était pas le moment de me faire sentir. Elle fronçait les sourcils, elle était préoccupée, elle faisait comprendre à monsieur Salomon qu’elle n’était pas du tout décidée.
— Je voudrais rentrer, maintenant.
J’ai atteint la côte et on s’est trouvés sur la terre ferme. On s’est tous embarqués dans le taxi, Yoko au volant, la grosse Ginette à côté avec Tong sur ses genoux et mademoiselle Cora à l’arrière, entre Chuck et moi. Elle était radieuse, comme si elle ne m’avait pas perdu. Les autres se taisaient et je sentais que j’étais aussi haut dans leur estime que c’est possible à mon égard. Ils devaient se demander, comment il a fait, ce salaud-là, pour s’en dépatouiller. Moi je les méprisais de toute ma hauteur comme le roi Salomon et c’était presque comme si j’étais moi-même le roi du prêt-à-porter. Mademoiselle Cora était tellement en forme qu’elle nous a offert un verre à une terrasse, et moi j’allais proposer les Champs-Élysées mais elle nous a informés qu’elle ne mettait jamais les pieds aux Champs-Élysées, à cause de ce qu’ils avaient fait souffrir à monsieur Salomon. Elle avait les yeux qui brillaient, mademoiselle Cora, et c’était la première fois de ma vie que je rendais une femme heureuse.
Quand on l’a ramenée devant chez elle, après trois fines et une demi-champagne, elle a commencé à nous parler d’une grande vedette d’autrefois qu’elle était trop jeune pour connaître elle-même, Yvette Guilbert, et elle a même commencé à chanter sur le trottoir et ça m’est resté gravé sous l’effet de l’émotion, car il n’y a pas mieux pour le soulagement que l’émotion. On est tous sortis du taxi, Yoko, Tong, Chuck, la grosse Ginette et elle a chanté pour nous :
Ermite hypocrite sortir veux-tu du couvent
Retourne chez ton père et redeviens mon galant !
Je l’ai aidée à monter, et elle ne m’a même pas fait entrer, elle m’a dit au revoir dans l’escalier. Elle m’a tendu la main, de loin.
— Merci pour la promenade, Jeannot.
— C’est toujours avec plaisir.
— Tu diras à monsieur Salomon que j’ai besoin de réfléchir. C’est trop soudain, tu comprends.
— Il ne peut plus sans vous, mademoiselle Cora.
— Je ne dis pas non, bien sûr, vu le passé qui nous unit, mais je ne peux pas me lancer comme ça dans l’aventure. J’ai besoin de réfléchir. J’avais ma petite vie bien tranquille, bien organisée, je ne peux pas, comme ça, d’un seul coup… J’ai fait assez de folies, dans ma vie. Je ne veux pas recommencer à perdre la tête.