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— Il comprendra ça très bien, mademoiselle Cora. Vous pouvez faire confiance au roi Salomon pour comprendre. C’est sa spécialité, comme qui dirait.

Quand je suis redescendu, les autres m’attendaient.

— Comment tu as fait ?

Je leur ai fait le doigt à l’italienne, j’ai repris mon Solex et je suis rentré chez moi. Je me suis jeté sur le lit. J’ai enlevé ma fausse moustache. J’ai demandé à Aline :

— Qui c’était, Fratellini ?

— Une famille de clowns.

J’ai essayé de lui raconter mais elle ne voulait pas parler de mademoiselle Cora. Elle avait un vrai talent pour le silence, on pouvait se taire avec elle sans jamais sentir qu’on n’avait rien à se dire. Lorsqu’elle ne m’avait pas encore, elle mettait parfois la radio qui est toujours mieux pour les états d’urgence que la télé, mais à part ça elle recevait peu de monde extérieur. On s’est donc à peine parlé et je suis resté une bonne heure à la regarder pendant qu’elle allait et venait pour s’occuper de ses affaires, son deux pièces avec quatre-vingts mètres carrés et c’était bien assez. Elle m’a bien posé une question, une vraiment drôle qui m’a beaucoup étonné, elle m’a demandé si je n’avais tué personne.

— Non, pourquoi ?

— Parce que tu te sens toujours coupable.

— C’est pas personnel. C’est en général.

— Mais c’était toujours toi, à cause de ton caractère humain, c’est ça ?

— Quel caractère humain ? Tu te fous de moi ou quoi ?

Elle s’est taillé une belle tranche de tarte à la framboise et elle est venue la manger à côté de moi au lit, ce qui était même vexant pour ce que j’avais à offrir.

— Tu sais, Jeannot Lapin, en France, on avait autrefois le juste milieu.

— C’est où ça ? Moi, la géographie, c’est pas mon fort.

— Le juste milieu. Quelque part entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile.

Je restais là à la regarder et à m’habituer à être pour deux. Quand vous n’avez personne dans votre vie, ça fait beaucoup de monde. Et quand vous avez quelqu’un ça fait moins. Je me contentais et je ne foutais plus le camp tous azimuts chez les autres. Elle me dit qu’elle n’avait jamais vu un mec plus insuffisant en lui-même et que les chiens auraient fait avec moi la meilleure affaire de leur vie. Elle ne disait d’ailleurs rien mais c’est ce qu’elle voulait dire. Parfois elle plaquait les occupations auxquelles elle vaquait et venait m’embrasser en réponse aux regards de ma part. Vaquer. Je vaque, tu vaques, il vaque. Exemple : elle vaquait aux soins du ménage. Vaquer : du latin vacare, être vacant, sans titulaire. Il y a des mots qu’on a sur le dos sans même le savoir. J’en ai trouvé un très joli en cherchant au hasard, pronoas, portique qui précède le sanctuaire, que j’ai mis de côté, et potlatch, don ou destruction de caractère sacré et qu’on peut trouver entre potiron et potomètre. Je n’ai jamais lu le dictionnaire d’un bout à l’autre, comme je devrais le faire au lieu de rester vacant, du latin vacare, sans titulaire. C’était la première fois que j’étais avec quelqu’un à moi à part entière et la nuit j’étais un peu inquiet, personne ne savait où j’étais et en cas de besoin on ne pouvait pas m’atteindre au téléphone. Mais enfin, ça gueulait moins autour de moi dans le silence, je n’entendais plus les voix d’extinction, ce qui prouve que j’étais heureux. Je ne me faisais pas de reproche, j’essayais de ne pas y penser mais j’étais vraiment amoureux. Du point de vue de la moralité, les malheureux sont plus heureux que les heureux, on ne leur prend que leur malheur. Je pensais au roi Salomon et j’ai trouvé qu’il était dur avec mademoiselle Cora. S’il y a une chose impardonnable, c’est de ne pas pardonner. Ils pourraient aller à Nice où il y a beaucoup de retraités qui vivent encore.

XL

Le lendemain était le quatre-vingt-cinquième anniversaire de monsieur Salomon. J’ai mis le drapeau noir et je suis allé le voir. Je l’ai trouvé de très bon poil.

— Ah, Jeannot, c’est gentil d’y avoir pensé…

— Monsieur Salomon, permettez-moi de vous féliciter pour votre belle performance.

— Merci, mon petit, merci, on fait ce qu’on peut, mais on s’occupe de nous, on s’occupe de nous… Tenez, regardez ça, il y a de l’espoir…

Il a trotté jusqu’à son bureau et il a pris Le Monde.

— On dirait qu’ils ont fait exprès, pour mon quatre-vingt-cinquième anniversaire. Lisez, lisez !

C’était une page qui s’appelait Vieillir. Tous les centenaires bien-portants vivent une vie active dans une région montagneuse propice à l’exercice. L’art et la manière de mieux vieillir, par le docteur Longue-ville… Ce petit livre pratique, facile à lire, et illustré de quelques dessins de Faizant, aborde les problèmes d’hygiène et de mode de vie afin d’inciter les personnes âgées à…

Monsieur Salomon se penchait sur mon épaule, avec sa loupe de philatéliste. Il lut de sa très belle voix :

— … afin d’inciter les personnes âgées à acquérir une attitude entreprenante dans une nouvelle étape de l’existence… Une attitude entreprenante, tout est là ! Mais il y a mieux…

Il avait souligné au crayon rouge.

— … de nombreux végétaux et certains poissons ont une durée de vie illimitée…

Il braqua sur moi sa loupe.

— Tu savais, toi, que de nombreux végétaux et certains poissons ont une durée de vie illimitée, Jeannot ?

— Non, monsieur Salomon, mais ça fait plaisir.

— N’est-ce pas ? Je me demande pourquoi on nous cache des choses importantes.

— C’est vrai, monsieur Salomon. La prochaine fois, ce sera peut-être nous.

— De nombreux végétaux et certains poissons, dit monsieur Salomon, avec haine.

J’ai fait quelque chose que je n’avais encore jamais fait auparavant. Je lui ai mis les bras autour des épaules. Mais il continuait à râler.

— … afin d’encourager les personnes âgées à acquérir une attitude entreprenante dans une nouvelle étape de l’existence, gronda-t-il.

Ça faisait plaisir de l’entendre gronder, de le voir en colère. Il ne fallait pas compter sur lui pour aller à Nice. Il avait un vrai tempérament de lutteur, dans sa catégorie.

— Un petit livre pratique, facile à lire…

Il tapa du poing sur le bureau.

— Je te leur foutrai un de ces coups de pied au cul, monzami !

— Ne gueulez pas, monsieur Salomon, ça sert à quoi ?

— Un petit livre facile à lire et illustré de quelques dessins de Faizant qui aborde des problèmes d’hygiène et de mode de vie, afin d’inciter les personnes âgées à acquérir une nouvelle attitude entreprenante dans cette nouvelle étape de l’existence ! Nom de Dieu de nom de Dieu !

Il tapa encore quelques coups de poing sur le bureau et il y eut sur son visage royal une expression de détermination implacable.

— Amenez-moi chez les putes, dit-il.

J’ai d’abord cru que j’avais mal entendu. Ce n’était pas possible. Un homme de cette hauteur ne pouvait pas demander une chose pareille.

— Monsieur Salomon, excusez-moi, mais j’ai entendu des choses que je n’ai sûrement pas entendues et que je ne veux même pas entendre !