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— Amenez-moi chez les putes ! gueula monsieur Salomon.

Je n’aurais pas été plus effrayé si monsieur Salomon m’avait demandé l’extrême-onction en tant que Juif.

— Monsieur Salomon, je vous en supplie, ne dites pas des choses pareilles !

— Je veux aller chez les putes ! gueula monsieur Salomon, et il s’est remis à taper sur son bureau.

— Monsieur Salomon, s’il vous plaît, ne faites pas des efforts pareils !

— Quels efforts ? gronda le roi Salomon. Ah, parce que vous aussi, mon petit ami, vous faites des insinuations ?

— Ne gueulez pas comme ça, monsieur Salomon, ça peut claquer à l’improviste !

Le roi Salomon m’a foudroyé de sa hauteur. Enfin, c’était ce que la foudre aurait fait, s’il pouvait en disposer par le regard.

— Qui est le patron, ici ? Qui est le patron de S. O. S. ? J’ai exprimé un souhait. Je suis en excellent état et ça ne va pas claquer à l’improviste ! Je désire être amené chez les putes ? C’est clair ?

Je me suis mis à chialer. Je savais que c’était seulement son angoisse mais je n’aurais pas cru qu’elle pouvait le mener à un tel acte de désespoir. Un homme déjà si auguste, un vieillard qui retourne à la source première… Je lui ai saisi le bras.

— Courage, monsieur Salomon. Rappelez-vous monsieur Victor Hugo !

J’ai gueulé :

Le vieillard qui revient vers la source première

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants…

Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens

Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

Monsieur Salomon avait saisi sa canne et j’ai vu qu’il allait me foutre sur la gueule.

— Monsieur Salomon, dans l’œil du vieillard on voit de la lumière ! Le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand ! Vous ne pouvez pas aller chez les putes, de là où vous êtes !

— C’est une tentative d’intimidation, gueula monsieur Salomon. En tant que patron de S. O. S., j’ai donné un ordre ! Je veux qu’on m’emmène chez les putes !

Je me suis précipité dans le standard. Il y avait là la grosse Ginette, Tong, Yoko, Chuck et les deux frères Masselat, dont l’aîné était absent. Ils ont tout de suite vu qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable. J’ai gueulé :

— Monsieur Salomon veut aller chez les putes !

Ils sont restés baba, sauf l’aîné des Masselat, qui n’était pas là.

— C’est de la démence sénile, dit Chuck tranquillement.

— Eh bien, va le lui dire.

— Il paraît que lorsqu’ils sont vieux, ils ont souvent des envies de femme enceinte, dit Ginette.

On l’a tous regardée.

— Enfin, je veux dire…

— Oui, tu veux dire, mais tu ferais mieux de la fermer, gueulai-je. C’est déjà assez effrayant de penser que le malheureux monsieur Salomon veut aller chez les putes sans lui donner des envies de femme enceinte ! Qu’est-ce qu’on fait ?

— Il n’a plus sa tête à lui, dit Chuck. C’est son quatre-vingt-cinquième anniversaire qui lui a causé un choc. Jamais je n’ai vu un mec qui a autant peur de mourir !

— Il n’a pas la sagesse orientale, ça c’est certain ! dit Tong.

— Il a peut-être envie d’aller chez les putes, tout simplement, supposa Yoko.

— Il n’a jamais été chez les putes de sa vie ! gueulai-je. Pas lui ! Pas un homme de sa hauteur.

— On peut appeler le docteur Boudien, proposa le cadet des Masselat, en l’absence de son frère.

— Il n’y a qu’à l’amener chez les putes, dit Tong. Il va peut-être se passer quelque chose.

C’est à ce moment-là que le roi Salomon fit son entrée dans le standard, déjà coiffé de son chapeau proverbial et tenant à la main ses gants et sa canne à tête de cheval hippique.

— Une petite conspiration, hein ! dit-il.

Il n’y avait qu’à le voir pour comprendre qu’il n’était pas bien. Ses yeux avaient un éclat panique. Il serrait les lèvres si fort qu’on ne les voyait pas. Et il avait la tête qui tremblait.

— On y va, on y va ! gueulai-je, et j’ai couru vite voir ce que le roi Salomon avait dans la salle de bains pour lutter contre son angoisse. Rien. Il n’y avait rien. Il faisait face à l’ennemi les mains nues, le roi Salomon. J’avais vu un film comme ça où un chevalier invite la mort, venue le chercher, à lutter au bras de fer. Quand je suis revenu au standard, j’ai trouvé le roi Salomon la tête haute, la canne légèrement levée et en pleine possession de sa colère.

— Je vous préviens que ça ne se passera pas comme ça. Il est exact que je viens d’avoir quatre-vingt-cinq ans. Mais de là à me croire nul et non avenu, il y a un pas que je ne vous permets pas de franchir. Il y a une chose que je tiens à vous dire. Je tiens à vous dire, mes jeunes amis, que je n’ai pas échappé aux nazis pendant quatre ans, à la Gestapo, à la déportation, aux rafles pour le Vél’d’Hiv’, aux chambres à gaz et à l’extermination pour me laisser faire par une quelconque mort dite naturelle de troisième ordre, sous de miteux prétextes physiologiques. Les meilleurs ne sont pas parvenus à m’avoir, alors vous pensez qu’on ne m’aura pas par la routine. Je n’ai pas échappé à l’holocauste pour rien, mes petits amis. J’ai l’intention de vivre vieux, qu’on se le tienne pour dit !

Et il a levé le menton encore plus haut et avec encore plus de défi et c’était la vraie crise d’angoisse, la vraie, la grande angoisse du roi Salomon. Et c’est là qu’il a gueulé encore, avec son air de majesté :

— Et maintenant, je désire aller chez les putes !

Il n’y avait rien à faire. On a laissé au standard le frère Masselat qui ne voulait pas voir une chose pareille, puis on s’est tous entassés dans le taxi, même Ginette, qui était là pour la présence féminine. C’est moi qui conduisais, Tong était assis sur les genoux de la grosse Ginette et on avait placé monsieur Salomon à l’arrière entre Chuck et Yoko. Je voyais son visage dans le rétroviseur et il n’y avait qu’une expression dans le dictionnaire, et c’était implacable. Implacable : dont on ne peut apaiser la fureur, le ressentiment, le violence. Voir : cruel, impitoyable, inflexible. Voir : acharné. On était tous autour de lui comme des gardes du corps. Jamais on n’avait encore vu un homme transporté dans un tel état chez les putes. Pour moi c’était plus terrible que pour les autres, parce que j’aimais monsieur Salomon plus que n’importe qui dans le taxi. Je comprenais ce qu’il avait dû éprouver en se réveillant le matin pour son quatre-vingt-cinquième anniversaire, vu que c’est ce que j’éprouve moi-même en me réveillant tous les matins. La première chose qu’il aurait dû faire en se réveillant c’est d’aller pisser, parce qu’il y en a à son âge qui ne peuvent plus pisser pour des raisons prostatiques, mais lui il pissait encore comme un roi et ça le rassurait chaque fois. On se taisait tous, on n’avait rien à lui offrir. Qu’est-ce qu’on pouvait lui dire ? Qu’il pissait encore très bien ? Qu’il y en avait à son âge qui étaient déjà morts depuis longtemps ? Il n’y avait pas d’arguments en sa faveur. On ne pouvait même pas accuser les nazis ou les méthodes de torture de la police en Argentine, là-bas il y avait une raison, c’était la Coupe du monde, on était obligé d’y boire. Sous de vagues prétextes démocratiques, on faisait au roi Salomon un coup impardonnable et on le traitait comme n’importe quel mortel. L’argument qu’il avait présenté tout à l’heure était si juste qu’il était sans réponse. Il s’était caché pendant quatre ans dans un cave, il avait échappé triomphalement à l’extermination des nazis et à la police française du même nom, ce n’était pas pour mourir comme un con d’une quelconque mort naturelle. Il avait triomphé par la volonté, la détermination, la ruse, la prudence, la force de lame, le caractère, et maintenant c’était comme si les nazis lui avaient dit qu’il ne perdait rien pour attendre.