— Afin d’encourager les personnes âgées à acquérir une attitude entreprenante dans une nouvelle étape de l’existence ! gueula brusquement monsieur Salomon et c’est seulement lorsqu’il ajouta, en brandissant le poing :
— Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie ! que j’ai commencé à me méfier et que je me suis demandé s’il n’était pas en train de se marrer et s’il n’y avait pas chez lui des intentions homériques.
— Monsieur Salomon, on a retrouvé le cercueil que Charlie Chaplin s’est fait voler et il est resté intact à l’intérieur, c’est une bonne nouvelle, la justice triomphe.
— Monsieur Salomon, dit Chuck, vous qui aimez la musique, vous devriez aller à New York, il y a Horowitz qui va donner un dernier concert…
— Mais qu’est-ce qui vous dit que ce sera le dernier ? gueula monsieur Salomon. C’est lui qui l’a décidé ? Qu’est-ce qui vous dit qu’il ne sera plus là encore dans vingt ans, Horowitz ? Pourquoi doit-il mourir avant ? Parce qu’il est juif ? On prend toujours les mêmes, hein ?
C’était la première fois que je voyais Chuck le sifflet complètement coupé, il est resté là dans le plus grand étonnement. Je roulais très lentement, j’espérais que monsieur Salomon allait avoir un trou de mémoire, comme c’est souvent le cas chez les grands vieillards, et qu’il oublierait son funeste projet, mais on était déjà rue Saint-Denis et c’est alors que j’ai entendu monsieur Salomon gueuler. Il était penché par la portière et il pointait. C’était une grande blonde, en mini-jupe et bottes de cuir qui s’appuyait contre le mur, avec décontraction. Il y avait là cinq ou six autres putes qui s’appuyaient aussi et je ne sais pourquoi monsieur Salomon avait choisi celle-là. J’ai un peu dépassé mais il m’a donné un coup de canne sur l’épaule et j’ai freiné.
— Faites-moi descendre !
— Monsieur Salomon, vous ne voulez pas qu’on aille lui parler avant ? proposa Yoko.
— Et qu’est-ce que vous comptez lui dire ? gueula monsieur Salomon. Que c’est interdit aux mineurs ? Je vous emmerde. Je suis le roi du prêt-à-porter, je n’ai pas de conseils à recevoir. Attendez-moi ici.
On a tous sauté et on l’a aidé à descendre.
— Monsieur Salomon, le suppliai-je, il y a des maladies blennorragiques !
Il n’écoutait pas. Il avait pris une attitude entreprenante, comme dans Le Monde, le chapeau un peu de travers, l’œil vif et décidé, les gants à la main et la canne déjà levée. On était tous à le regarder. La pute blonde a eu une bonne intuition féminine, elle lui a fait un grand sourire. Monsieur Salomon sourit aussi.
Ginette a commencé à pleurer.
— On va pas le revoir vivant.
C’était terrible, en plein jour, en pleine lumière, un homme aussi auguste. Ça me fend le cœur, mais je suis obligé de dire que le roi Salomon avait un sourire égrillard. Il était là, au ras de terre et pas du tout sur ses hauteurs proverbiales d’où il se penchait avec tant d’indulgence sur nos futilités microscopiques. La pute a pris le roi Salomon sous le bras et elle l’a dirigé vers la porte de l’hôtel en ligne droite. Yoko avait enlevé sa casquette avec respect. Tong était devenu jaune pâle et Chuck avait la pomme d’Adam qui avalait. La grosse Ginette sanglotait. C’était une chose abominable de voir le roi Salomon tomber de si haut dans un lieu pareil.
On a attendu. D’abord sur le trottoir, ensuite, comme ça se prolongeait, dans le taxi. Ginette était en larmes.
— Vous auriez dû faire quelque chose !
Encore vingt minutes.
— Mais c’est de la non-assistance à une personne en danger ! cria Ginette. Elle est en train de le tuer, cette salope ! On devrait monter voir !
— Il ne faut pas s’affoler, dit Tong. Elle a dû l’allonger pour qu’il se repose. Elle essaye peut-être de lui remonter le moral. Ça fait partie des soins qu’elles prodiguent.
Encore dix minutes.
— Moi, je vais appeler les flics, dit Ginette.
C’est alors que monsieur Salomon apparut à la porte de l’hôtel. On avait tous le nez dehors à l’observer. On ne pouvait rien dire, ni oui ni non. Il se tenait là avec sa canne et ses gants dans une main et le chapeau dans l’autre et il n’avait rien perdu de sa dignité proverbiale. Puis il a mis son chapeau d’un petit geste gaillard, un peu de travers, et il s’est dirigé vers nous. On a tous sauté dehors et on a couru vers lui mais on n’a pas eu à le soutenir. J’ai démarré et on a roulé en silence, sauf Ginette qui avait des soupirs et qui lui jetait parfois des regards de reproche. Brusquement, alors qu’on était rue de la Chaussée-d’Antin, monsieur Salomon a souri, ce qui était une bonne chose, après toutes ces émotions, et il a murmuré :
— Le vieillard qui revient à la source première…
Et puis encore :
— De nombreux végétaux et certains poissons ont une durée de vie illimitée…
Après quoi, il est retombé dans un silence noir, et quand on est rentré, on l’a allongé sur son sofa et on a téléphoné au docteur Boudien pour qu’il vienne vite parce que monsieur Salomon avait des envies d’immortalité. On était tous très secoués, sauf Chuck, qui disait que l’angoisse du roi Salomon était typiquement élitiste et aristocratique, et qu’il y a déjà suffisamment de malheurs auxquels on peut remédier au lieu de se perdre en imprécations et en fulminations contre l’irrémédiable. Il nous a informés que déjà sous la Haute-Égypte le peuple était descendu dans les rues et avait organisé un Mai 68, en lapidant les prêtres pour réclamer l’immortalité et que le roi Salomon, avec ses revendications et ses imprécations, était anachronique. Anachronique : qui est déplacé à son époque, qui est d’un autre âge. J’ai haussé les épaules et j’ai laissé tomber. Chuck avait raison et ce n’est pas la peine de discuter avec des gens qui ont raison. Il n’y a rien à faire avec eux. Pauvres types.
J’ai attendu le docteur Boudien qui a trouvé une tension convenable et pas d’autres menaces à l’horizon que ce qui est normal, il n’y avait pas à s’inquiéter outre mesure. Je lui ai fait part de l’indignation et de la juste colère du roi Salomon lorsqu’il avait appris que de nombreux végétaux et certains poissons jouissaient d’une durée de vie illimitée mais pas nous, et le docteur nous a expliqué qu’en France on négligeait la recherche scientifique, on avait encore diminué les crédits et monsieur Salomon avait raison de s’indigner, on ne faisait pas assez d’efforts dans le domaine de la gérontologie. Je me suis assuré que monsieur Salomon ne manquait de rien et qu’il inspirait et expirait normalement et j’ai repris mon Solex.
XLI
La clé n’était pas sous le paillasson et quand Aline m’a ouvert j’ai tout de suite compris qu’il y avait un malheur à l’intérieur. J’avais déjà remarqué qu’Aline se mettait en colère lorsqu’elle était malheureuse.
— Elle est là.
J’ai demandé qui ? parce qu’avec toutes les émotions de la journée, mademoiselle Cora était la dernière chose à laquelle j’aurais pensé. Mais c’était bien elle et même beaucoup plus habillée que d’habitude et maquillée comme pour le grand soir. Elle avait des yeux qui ressemblaient à des araignées qui remuent les pattes, tellement ses cils étaient longs et noirs de produit, quand ils bougeaient. Mais il y avait aussi du bleu au-dessus, et du rouge et du blanc partout qui ne reculait que devant les lèvres. Elle portait un turban noir avec le petit poisson du zodiaque en or au milieu, et une robe qui changeait de couleur quand elle remuait et qui passait du violet au mauve et au pourpre. Il y a eu tout de suite un silence comme si j’étais le dernier des salauds.