Et comme je me tenais là, les yeux baissés, à fulminer à l’intérieur, monsieur Salomon demanda d’une voix caverneuse, d’une voix qui paraissait venir du fond de sa putain de cave.
— C’était pour qui, Cora ? Pour lui… ou pour moi ?
J’ai fermé les yeux et j’ai presque prié. J’ai dit presque, parce que je ne l’ai pas fait, je suis cinéphile mais pas à ce point. Si mademoiselle Cora disait que c’était parce que je l’avais laissé tomber pour une autre, c’était foutu. Tout ce qu’il fallait pour les sauver l’un et l’autre dans toute la mesure du possible, c’était que mademoiselle Cora murmure « pour vous, monsieur Salomon » ou encore « c’est pour toi, mon Salomon », vu qu’il n’y a pas de diminutif et que « mon Salo », ça prête à des interprétations.
Elle se taisait. C’était mieux que rien, car si elle disait mon nom ou si seulement elle me jetait un de ces regards tendres comme elle en était capable, monsieur Salomon se lèverait définitivement, se dirigerait vers la porte et se retirerait sur ses hauteurs pour toujours. Et moi je rattraperais définitivement mon physique extérieur et je deviendrais un tueur de bébés phoques. Tout ce que je pouvais faire, c’était de baisser le nez et d’attendre que ça se passe comme à la parade d’identification à la police, quand la victime est invitée à reconnaître son agresseur.
Elle n’a rien dit. Pendant tout le temps qu’on est restés là, elle ne nous a même pas regardés, ni l’un ni l’autre, mais droit devant elle, là où il n’y avait personne. Elle n’a pas voulu répondre et elle est restée là sans daigner, avec la couverture blanche ramenée jusqu’au menton et sa fierté féminine. Heureusement l’infirmière est venue nous informer que c’était assez et nous nous sommes levés. J’ai fait un pas pour sortir mais monsieur Salomon ne bougea pas. On ne voyait même pas son visage, rien que le désespoir. Il dit :
— Je reviendrai.
Dans l’ascenseur, il a inspiré et expiré plusieurs fois, avec profondeur. Il s’est appuyé d’une part sur sa canne et d’autre part sur mon bras et nous sommes sortis. Je l’ai fait monter dans la voiture, à côté de moi, et on aurait pu mettre n’importe quoi dans son silence, mademoiselle Cora et tout ce qu’on n’attend plus de la vie et pourtant tout ce qu’on attend encore d’elle.
Je l’ai ramené boulevard Haussmann et je suis revenu à toute vitesse. J’ai acheté un bic, une feuille de papier, une enveloppe et je suis monté. L’infirmière a voulu m’empêcher mais je lui ai dit que c’était une question de vie ou de mort pour tout le monde et elle a compris que c’était vrai, vu que c’est toujours vrai. J’ai traversé la salle jusqu’au coin de mademoiselle Cora et je me suis assis.
— Cora.
Elle a tourné la tête vers moi et elle a souri, il y avait longtemps qu’elle avait décidé que j’étais drôle.
— Qu’est-ce que tu me veux encore, Jeannot Lapin ?
Merde. Mais je ne l’ai pas dit. Pour lui faire plaisir, j’aurais même remué mes grandes oreilles.
— Pourquoi tu as fait ça ? À cause de lui ? Ou à cause de…
— À cause de toi, Jeannot Lapin ? Oh non !
Elle a secoué la tête.
— Non. Ce n’est ni pour toi ni pour lui. C’était… oh je ne sais pas, moi. C’était en général. J’en avais assez d’être à la merci. Vieille et seule, ça s’appelle. Tu vois ?
— Oui. Je vois. Alors je vais t’indiquer un truc.
— Il n’y en a pas. Je sais bien qu’il y en a qui se font tirer la peau… mais pour qui ?
— Je vais t’indiquer un truc, Cora. Quand tu te sens seule et vieille, pense à tous ceux qui sont eux aussi seuls et vieux mais dans la misère et dans les hospices. Tu te sentiras de luxe. Ou alors, tu mets la télé, les derniers massacres en Afrique, ici, là ou ailleurs. Tu te sentiras encore mieux. Il y a la sagesse populaire qui a une expression très bien pour ça : à quelque chose malheur est bon. Et maintenant, prends ça et écris.
— Qu’est-ce que tu veux que j’écrive ? À qui ?
Je me suis levé et je suis allé voir l’infirmière.
— Mademoiselle désire récupérer son billet d’adieu.
Et j’ai tendu la main. Elle a hésité mais avec la gueule que j’ai elle n’a pas eu confiance. Pour elle, c’était moi l’assassin. Elle m’a regardé en battant des cils et puis elle m’a tout de suite donné l’enveloppe.
C’était adressé à personne.
À l’intérieur, il y avait seulement, Adieu, Cora Lamenaire. On ne savait pas si c’était Adieu à Cora Lamenaire ou si c’était Adieu et je signe. Les deux, probablement. J’ai déchiré le billet.
— Écris-lui.
— Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ?
— Que tu t’es suicidée pour lui. Que tu en avais assez de l’attendre, que tu l’aimais chaque année davantage depuis trente-cinq ans et que maintenant ce n’est plus le béguin mais le vrai amour et que tu ne peux pas vivre sans lui, tu te fous en l’air, adieu, pardonne-moi comme je te pardonne. C’est signé Cora.
Elle a gardé un moment le crayon et la feuille à la main, puis elle les a posés.
— Non.
— Vas-y, signe, ou je te fous une de ces raclées…
— Non.
Elle a même déchiré la feuille où il n’y avait rien pour plus de refus.
— Je n’ai pas fait ça pour lui.
Je me suis levé et je me suis mis à hurler, en regardant le ciel, enfin le plafond. Je n’ai rien gueulé d’articulé, ce n’était pas pour plaidoirie, c’était pour me soulager. Après, j’ai pu m’organiser :
— Vous n’allez pas continuer votre querelle d’amoureux encore trente-cinq ans, non ? Ça doit être vrai, ce qu’il dit, Brel, plus ça devient vieux, plus ça devient con !
— Oh, Brel, ça se disait déjà avant lui mais il l’a mis en poésie.
Je me suis rassis.
— Mademoiselle Cora, faites ça pour nous, faites ça pour nous tous. On a besoin d’un peu d’humanité, mademoiselle Cora. Écrivez quelque chose de joli. Faites ça pour la gentillesse, pour la sympathie, faites ça pour les fleurs. Que ce soit un rayon de soleil dans sa vie, nom de Dieu. Il y en a ras le bol de vos vieilles putes de chansons réalistes, mademoiselle Cora, faites-nous quelque chose de bleu et de rose, je vous jure qu’on en a besoin ! Un susucre, mademoiselle Cora, un susucre à la vie, elle a besoin de quelque chose de doux, pour changer. À votre bon cœur, mademoiselle Cora. Écrivez-lui quelque chose comme au temps des cerises, comme si c’était encore possible. Que vous ne pouvez plus, sans lui, et que le remords vous rongeait depuis trente-cinq ans, et que tout ce que vous demandez avant de mourir, c’est qu’il vous pardonne ! Mademoiselle Cora, c’est un très vieil homme, il a besoin de quelque chose de joli. Donnez-lui un peu de joie au cœur, un peu de tendresse, merde. Mademoiselle Cora, faites-le pour les chansons, faites ça pour la vieillesse heureuse, faites ça pour nous, faites ça pour lui, et faites ça…