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Et c’est là que j’ai eu cette idée géniale :

— Faites ça pour les Juifs, mademoiselle Cora.

Alors là ça lui a fait le meilleur effet. Tout son petit visage est parti en capilotade, ça s’est froissé, ça s’est ridé, ça s’est fripé et elle a commencé à sangloter et à se fourrer le poing dans les yeux.

C’était l’ouverture.

— Faites ça pour Israël, mademoiselle Cora.

Elle se cachait le visage dans les mains et alors là, quand on ne le voyait pas en entier, elle était vraiment comme une fillette, fillette, dans cette chanson qu’elle avait chantée au Slush. Si tu t’imagines Fillette, fillette. Si tu t’imagines Qu’ça va qu’ça va qu’ça… Je ne me souvenais plus. J’étais claqué, j’avais envie de me lever et de tout changer, de prendre les choses en main et de sauver le monde, du début jusqu’à la fin, en réparant tout depuis le début qui a été mal fait jusqu’à présent et qui n’a pas été sans causer des torts, et de revoir tout ça en détail, en bricolant des améliorations, de revoir tout en détail, tous les douze volumes de l’Histoire universelle et de les sauver tous jusqu’au dernier des goélands. Ça ne pouvait pas durer dans l’état où ça se trouvait. J’allais retrousser mes manches de bricoleur et je reprendrais ça depuis le début et je répondrais à tous les S. O. S. qui se sont perdus dans la nature depuis les tout premiers et je les dédommagerais avec ma générosité proverbiale et leur rendrais justice et je serais le roi Salomon, le vrai, pas le roi du pantalon et du prêt-à-porter ni celui qui coupe les enfants en deux, mais le vrai, le vrai roi Salomon, là-haut où ça manque de roi Salomon comme c’est pas permis et à tous égards et je prendrais les choses en main et je ferais pleuvoir sur leurs têtes mes bienfaisances et mon salut public.

— Mademoiselle Cora ! Écrivez-lui des mots d’amour ! Faites ça pour l’amour, faites ça pour l’humanité ! On peut pas, sans ça. Il faut de l’humanité pour vivre ! Je sais que vous avez raison d’être vache avec lui après tout ce qu’il vous a fait en restant quatre ans dans cette cave comme un vivant reproche, mais ce n’est même pas gentil pour les vaches d’être vache à ce point. Merde, il va finir par croire que vous êtes antisémite !

— Ah non, alors ! dit mademoiselle Cora. Si j’étais antisémite, je n’aurais eu qu’un mot à dire… et il n’aurait pas passé quatre ans dans une cave, crois-moi ! Même quand c’était légal et bien vu et qu’ils ont fait cette rafle au Vel’d’Hiv’, pour envoyer les derniers Juifs en Allemagne, je n’ai rien dit.

— Mademoiselle Cora, écrivez ! Adoucissez ses derniers jours et les vôtres aussi ! Vous ne savez même pas à quel point vous avez besoin de douceur, tous les deux ! Écrivez, cher monsieur Salomon, puisqu’il n’y a rien à faire et que vous ne voulez pas de moi à tire définitif, je soussignée Cora Lamenaire, mets fin à mes jours ! Signé et daté d’avant-hier, parce qu’il est méfiant. Mademoiselle Cora, écrivez pour que ça finisse avec le sourire, entre vous deux !

Mais il n’y eut rien à faire.

— Je ne peux pas. J’ai ma fierté de femme. S’il veut que je lui pardonne, il n’a qu’à venir s’excuser. Qu’il m’apporte des fleurs, qu’il me baise la main comme il sait le faire et qu’il dise, Cora, pardonnez-moi, j’ai été dur, injuste et impardonnable et je le regrette amèrement et je serais heureux si vous me repreniez et si vous acceptiez de vivre avec moi à Nice dans un appartement avec vue sur la mer !

J’ai dû négocier pendant dix jours. Je courais de l’un à l’autre et je négociais. Monsieur Salomon n’allait pas faire des excuses, il voulait bien exprimer des regrets pour le malentendu. Il voulait bien lui apporter des fleurs, mais les deux parties s’engageaient à ne pas discuter les torts réciproques. On est tombé d’accord sur les fleurs : trois douzaines de roses blanches et trois douzaines de roses rouges. Les Champs-Élysées ne seront jamais mentionnés et il ne sera plus fait aucun reproche à cet égard. Mademoiselle Cora voulait savoir si elle allait avoir droit à un domestique et monsieur Salomon s’est engagé. En attendant le départ pour Nice, monsieur Salomon n’allait plus se lever la nuit pour répondre aux S. O. S. lui-même, puisqu’il n’allait plus jamais être seul. Mademoiselle Cora allait détruire les photos de son julot qu’elle gardait sous un tas de vieux papiers dans le deuxième tiroir de sa commode. Comment monsieur Salomon savait qu’elle avait gardé cette photo, je n’ai jamais osé lui demander. Il faut croire qu’il avait gardé traîtreusement une clé quand il avait offert l’appartement à mademoiselle Cora et qu’il était venu fouiller, par jalousie. Je ne veux même pas y penser, ça dépasse l’imagination, une passion comme ça, à quatre-vingts ans et quelques. Monsieur Salomon ne voulait plus jamais remettre les pieds dans l’appartement de mademoiselle Cora, et pourtant même Sadate était allé à Tel-Aviv. Je ne comprenais pas pourquoi, il m’a expliqué que ça lui avait coûté les yeux de la tête, pas au point de vue argent, mais au point de vue crève-cœur, l’idée que l’appartement scellait leur séparation définitive. Mademoiselle Cora ne voulait pas non plus faire les premiers pas en se rendant chez monsieur Salomon, à cause de son passé de femme et de la fierté que cela comporte. J’ai négocié encore deux jours et ils sont tombés d’accord pour se rencontrer amicalement en canotant au bois de Boulogne. On les y a amenés un dimanche, Tong, Yoko et la grosse Ginette pour monsieur Salomon, dans sa Citroën personnelle, et Chuck, Aline et moi-même dans le taxi, pour mademoiselle Cora. Aline voulait voir ça, elle disait que c’était probablement la dernière fois que cela pouvait se voir, mais je trouvais que c’était une idée bien triste et qu’ils pouvaient encore canoter sur la mer Méditerranée pendant de longues années.

On s’est rencontrés au bord de l’eau, monsieur Salomon était porteur du premier bouquet de roses et il l’a présenté à mademoiselle Cora, qui l’a remercié. Après, on les a poussés sur l’eau et ils ont canoté. C’était monsieur Salomon qui ramait, car il avait encore le cœur solide. Ce qui me fait penser que monsieur Geoffroy de Saint-Ardalousier est mort quelques jours après la séance de signature à la librairie, qui a été un grand succès à tous égards. Nous avions réuni tous nos amis par S. O. S. et il a signé plus de cent trois exemplaires, comme quoi parfois tout finit bien. Je le dis vite en passant, car lorsque les choses s’arrangent, j’en ai de l’angoisse, je me demande toujours ce que l’avenir a en tête. Ils ont parlé plus d’une demi-heure en canotant et monsieur Salomon a dû se montrer plein de tact, car elle a accepté d’aller vivre chez monsieur Salomon, en attendant leur départ. Elle a accepté aussi que monsieur Salomon garde ses timbres-poste, tellement elle avait pris de l’assurance. Mais elle ne voulut rien entendre pour S. O. S., elle disait que ça faisait trop de monde chez elle. Monsieur Salomon a fait mettre un répondeur automatique qui renvoyait les appels à une autre permanence.

Je continuais mes dépannages, mais seulement les autres, plomberie, chauffage et électricité. Pour le reste je vis chez Aline. Chuck est rentré en Amérique où il va ouvrir un nouveau parti politique. Yoko a eu son diplôme de masseur et il apporte des soulagements musculaires. Tong a acheté le taxi à part entière et Ginette n’a pas réussi à maigrir. Elle a fait une demande pour travailler au Secours catholique. Je saute un peu dans l’avenir, parce qu’il faut se dépêcher avant que ça finisse. J’allais voir tous les jours monsieur Salomon et mademoiselle Cora pendant qu’ils étaient encore là, et une fois, quand j’ai frappé, j’ai entendu le piano et mademoiselle Cora qui chantait. J’ai frappé encore mais ils étaient tout à leur fête et j’ai poussé la porte. Monsieur Salomon était au piano, vêtu avec sa dernière élégance, et mademoiselle Cora au milieu de la pièce. Elle chantait :