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— Adieu, Jeannot ! Le vieillard qui retourne à la source première entre aux jours éternels et sort des jours changeants !

— C’est ça, monsieur Salomon ! Écrivez-moi, quand vous y serez !

— Comptez sur moi, ami ! Je vous enverrai de là-bas des cartes postales !

Ça s’accélérait encore, je courais, mais je n’y pouvais rien, ni moi ni personne, j’avais le sourire qui me fendait la gueule et le reste, et je ne savais même plus si c’était le train qui grondait ou la voix de monsieur Salomon, dans sa fureur noire :

— Car il y a de la flamme dans l’œil des jeunes gens, mais dans celui du vieillard il y a de la lumière !

Ils sont partis depuis longtemps, nous sommes allés deux fois à Nice, notre fils crie et pleure déjà, c’est le prêt-à-porter qui commence, je lui parlerai un jour du roi Salomon que j’entends rire parfois, penché sur nous de ses hauteurs augustes.

LA MAISON D'AJAR

un entretien avec Yvonne Baby

Émile Ajar entrouvre la porte d’une maison petite et basse, c’est soudain, dans une banlieue de Copenhague, comme retrouver l’Europe centralela dentelle des rideaux et les housses, le sofa et le piano, la théière et les cuillers d’argent inventent le décor de cette maison qui pourrait être en Russie, en Pologne (où sont nées, où ont vécu la grand-mère, la mère de l’écrivain).

Un décor, plutôt un climat de chaleur calme, un salon-véranda, et les bougies qui allument les gitanes jaunes, qui empêchent que la lumière ne décline. Et puis là, en face, un homme de trente-cinq ans, une voix irradient, une présence bouscule en douceur la perception, la sensibilité de qui demande, de qui écoute, de qui mesure cette confiance. Des mains se croisent sur un front pensif, le regard (« Il y a tout dans les yeux », dit Ajar) a la couleur du thé qui brunit dans les tasses, et le sourire un éclat d’enfance.

Non, il n’est pas Momo, oui, il s’est senti « porté » quand il s’est mis à la Vie devant soi, c’est toujours les Misérables qu’on veut écrire, il aime Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry et Henri Michaux, mais on ne va tout de même pas établir des listes. Nice, oui, c’est comme le trou juif et c’est toujours la même histoire du paradis, c’est le pays où on n’a pas peur et c’est – « Ne voulez-vous pas un peu de thé ? »c’est pour Momo l’éternel Corso fleuri, mais peut-être que Momo se trompe et que Nice n’est qu’une vieille femme ravalée, enfin, des femmes Ajar voudra, voudrait (bien) parler, il s’éclaire, plus difficile est d’aller dans les souvenirs, quand il se souvient, ou quand il réfléchit, il quitte le fauteuil, il va vers le ciel (silhouette presque frêle, presque frileusement refermée sur des blue-jeans, sur une veste de velours côtelé, blanche près du visage mat, des cheveux noirs), il doit avoir besoin d’espace, de cet espace qui varie à la cadence du travail et qu’il choisit pour vivre, nomade, solitaire : « Les écrivains doivent vivre seuls », dit-il.

Aujourd’hui à Copenhague, il sera cet hiver dans le nord du Danemark et, probablement, il restera ensuite en Europe. Partout Ajar peut avoir sa maison, peut entrouvrir ou ouvrir sa porte, et il peut préserver, quelque part où nul ne saurait l’atteindre, ses secrets.

— On commence ?

— Par le commencement. L’ensemble de la famille a atterri à Nice, entre les deux guerres. Oui, l’ensemble, parce qu’il y avait des branches de tous les côtés. Ces gens sont venus d’Europe centrale, comme vous dites. Mon père n’a pas d’importance, non, du côté de ma mère, ils sont slaves du Sud et du Nord, mélangés. Je crois que mon grand-père était du Monténégro, il n’était pas juif, ma grand-mère était juive, oui, elle était extrêmement orthodoxe, pratiquante. Je l’ai connue très très bien. C’est elle qui tenait ma mère en existence. Elle ne ressemblait pas à une juive, elle a toujours eu les cheveux blancs, elle avait les yeux bleus, elle était superbe.

Ces gens sont arrivés en ordre dispersé en France – d’abord c’était ma mère, – ils ont fait le circuit de tous ceux qui sont partis après la première guerre mondiale, voilà. Les parents de ma grand-mère étaient des marchands de bois, mon grand-père avait la réputation d’un bon à rien. Ma grand-mère était de Wilno, avec son mari elle s’est installée à Saint-Pétersbourg, ensemble, là-bas, ils ont ouvert une bijouterie, puis ils sont allés à Moscou. Je vous raconte ce que je sais, ils sont restés quelque temps à Moscou, et ils sont passés en Pologne comme tous les bourgeois de la ville. Ils avaient avec eux ma mère, leur fille, née aussi à Wilno, ils ont eu une vie épouvantable, comme tous ces réfugiés russes, vous comprenez, non seulement ils étaient Russes mais juifs. Dans les années 20, ma mère a émigré en France toute seule, elle avait quinze ans, et elle a atterri à Nice.

Ma mère a commencé à travailler dans les hôtels, elle savait le français, l’allemand, et j’imagine qu’elle était à la réception, quelque chose comme ça. Et elle est tombée malade, elle est partie pour l’Angleterre, fille au pair, bonne à tout faire, quoi. Puis il y a eu quelques années où elle s’est débrouillée, elle a un très mauvais souvenir des Anglais, et elle est rentrée à Nice, et c’est là qu’elle a rencontré mon père.

Ma mère avait les cheveux entre auburn et rouge, et une peau très blanche, elle mettait un bout de carton sur son nez pour pas que ça pèle. Mes parents se sont mariés vers 1929, ils sont restés ensemble longtemps, oh oui, je crois jusqu’en 1948, et, après, ça n’allait pas. Ils avaient fait trois enfants, on est restés tous les trois avec ma mère, et c’est là où je commence à apparaître. Je suis né à Nice pendant la guerre, voilà, c’était la guerre avec ce que ça a de dangereux pour ce genre de gens, mais ils se soutenaient entre eux. Si ma mère n’avait pas eu ma grand-mère, elle aurait été morte beaucoup plus tôt.

— Et vous dans tout ça ?

— J’étais à l’école et puis ma grand-mère est morte, et après, c’était vraiment au jour le jour. On maintenait, si vous voulez, on maintenait au jugé, voilà, À titre personnel, je ne fais pas de différence entre grand-mère et mère, c’est vraiment du pareil au même.

Tant qu’il y avait ma grand-mère, les choses avaient un minimum de forme, elles étaient normales. J’avais onze ans quand ma grand-mère est morte, et après, ça a été la détérioration, d’abord lente, puis les choses prennent une vitesse, et voilà. Je grandissais, si vous voulez. Je suis parti à dix-sept ans, ce n’était pas possible, il y avait un surplus de densité dans l’appartement, c’était dans les années 50, il n’y avait plus de place pour personne. J’ai fait une danse d’école en école, j’étais vraiment odieux, très en dessous de mon âge, totalement infantile. Puis j’ai fait le plein, question famille, c’était la fin des études secondaires, et je suis parti pour Toulouse. Vous connaissez ce jeu : une raquette et une balle attachée à un élastique, vous lancez la balle et elle revient toujours. C’était exactement ma situation, sauf que je résistais à l’élastique et que je ne suis plus revenu à Nice.

À Toulouse, je me suis maintenu comme beaucoup de gens le font. J’avais une idée précise, je voulais devenir docteur, médecin généraliste. Je me suis inscrit à la fac de droit et, en deuxième année, j’ai commencé à préparer l’entrée à la fac de médecine. J’avais une bourse, j’ai réussi le P. C. B. et largué le reste. Ça a duré quatre ans, oui, et en quatrième année de médecine, j’ai abandonné. C’était en 1963, ça a été un arrachement.