Et alors là, j’ai tourné littéralement en rond, ensuite ça n’a pas vraiment d’intérêt, je peux vous donner des repères. J’ai habité un bon moment à côté de Grenade, en Espagne, je suis redescendu en France assez souvent puis je suis passé au Maroc. De tout ce temps, il y a eu deux trucs, les deux seuls, je crois bien, vraiment très pénibles : d’être parti de Nice, d’être parti de la médecine. Avec ma mère, j’ai gardé une relation totalement muette, mais totalement intense.
Quand je suis allé en Espagne, j’ai décidé de ne rien décider, de laisser courir parce que j’avais fait le plein des échecs – j’ai deux échecs, je les ai toujours.
Après le Maroc, je suis revenu à Paris, entre 1965 et 1967, j’ai fait des petits boulots officiels, j’étais « dispatcher » dans un radio-taxi, c’était très bien, c’était les trois huit, puis j’ai fait un peu de montage de films. À la même époque, j’ai commencé à travailler pour les encyclopédies hebdomadaires, vous savez, « le monde entier chaque semaine », et c’est là que j’ai commencé à tripoter les écritures. J’ai fait des petits articles – ces pilules condensées – et j’ai pu avoir des boulots de nettoyage dans les maisons d’édition, vous savez, rewriter. Tout ça se chevauchait un peu, tout était ensemble, le montage et radio-taxi, et l’édition. À cette époque, j’ai retouché ma mère, c’était sa fin, voilà. Et elle est morte.
Puis je suis redescendu en Espagne et au Maroc, et je suis allé au Brésil en 1971. C’est là où les choses peuvent commencer à intéresser les gens, pour de bon. J’imagine que c’était nécessaire que je reste deux ou trois ans sans rien faire après la mort de ma mère parce que je ne faisais plus le point sur rien du tout.
Au Brésil, entre 1971 et 1973, j’ai commencé la Vie devant soi et ça n’allait nulle part, c’était trop frais comme on le dit d’un bifteck, un peu dur. C’était un truc mort-né, vous comprenez.
— Mais il y avait l’idée d’écrire.
— C’était une vieille idée, c’était une illusion, vous savez ce que c’est avec les illusions : elles ne bougent pas tant qu’on ne les transforme pas. Mais écrire, ça vient ou ça ne vient pas. En 1972-1973, j’ai laissé très vite la Vie devant soi et je suis parti sur Gros-Câlin, qui a été relativement facile à faire parce que c’était une manière de prendre mes distances par rapport à l’autre livre, qui était l’important. Ce qui explique la chair de Gros-Câlin, de ce livre que j’ai fait avec pas mal de sang-froid. C’étaient un peu mes gammes. D’ailleurs, s’il a cette couleur, Gros-Câlin, c’est parce que, ça, dans ma vie à ce moment-là, c’était un soulagement par rapport à la Vie devant soi. Vous savez comment ça se passe : un type veut sauter un truc, n’y arrive pas dans l’instant, alors il peut prendre l’escalier, ou faire autre chose. Ce qui explique que Gros-Câlin est relativement décharné, et quand je me mets à réfléchir, je m’aperçois que c’est toujours la balle avec un élastique. Gros-Câlin, c’était comme moi essayant d’ouvrir une porte sans l’ouvrir totalement, empêchant que les autres suivent. Gros-Câlin, c’est Ajar, en anglais : entrouvert (« A door is ajar »).
Et puis le bouquin est passé chez Gallimard, qui l’a donné au Mercure.
— Et puis finalement vous avez sauté.
— C’est ça. J’ai passé encore quelques mois au Brésil puis je suis revenu en Europe. Il y a eu cette opération du Saint-Esprit, ce truc mystérieux qui fait que j’ai trouvé le niveau où je pouvais sortir la Vie devant soi. Ce n’est pas exactement une opération instantanée, ça c’est fait au temps de Gros-Câlin – j’avais toujours une page d’avance sur Gros-Câlin comme on regarde par-dessus quelqu’un qui est devant vous. Dans ma tête, quand j’avais largué ce livre, je m’étais rendu compte que c’était celui-ci qui était important. Je ne crois pas que je pourrai avoir la même chance deux fois, pas chance, la même nécessité.
Je crois, au moins pour moi, que la Vie devant soi restera à part. Et puis je me suis forcé la main.
Quand j’étais gosse, j’avais un cousin qui m’a dit quelque chose qui m’avait frappé beaucoup, il m’avait expliqué pour me rassurer qu’il fallait savoir perdre le temps jusqu’à ce qu’arrive ce moment où vous êtes dans votre temps personnel. Et c’est à ce moment-là qu’il faut ramasser ses cliques et ses claques et faire quelque chose. C’est pourquoi je me suis un peu poussé, ce qui veut dire simplement que c’était mon moment, c’étaient les premières retrouvailles – pas retrouvailles parce que je ne m’étais jamais trouvé. Je crois que je suis assez exemplaire des gens qui sont très en retard, c’est Momo, en sens contraire. Enfin, à cet instant-là, j’ai vraiment voulu attraper la Vie devant soi, la coincer, et puis alors j’ai écrit, ça a duré un peu plus de quatre mois. Vous savez, soit quand on pleure, soit quand on a l’œil gêné, ou la paupière, les choses se dédoublent et j’étais persuadé qu’elles arriveraient à se recouper et que chacune serait à sa place, et moi, à la mienne. Que je sache où je suis, c’est l’histoire du bouquin, c’est tout, enfin, c’est mon histoire par rapport à la Vie devant soi.
(« La Maison d’Ajar », entretien avec Yvonne Baby à Copenhague, le 30 septembre 1975)
Aux Éditions Gallimard
LE GRAND VESTIAIRE, roman
(Folio n° 1678).
ÉDUCATION EUROPÉENNE, roman
(Folio n° 203).
LES RACINES DU CIEL, roman
(Folio n° 242).
TULIPE, récit. Édition définitive en 1970
(Folio n° 3197).
LA PROMESSE DE L’AUBE, récit.
Édition définitive en 1980 (Folio n° 373).
JOHNNIE CŒUR. Comédie en deux actes et neuf tableaux.
LADY L., roman
(Folio n° 304).
FRÈRE OCÉAN :
I. POUR SGANARELLE. Recherche d’un personnage et d’un roman, essai
(Folio n° 3903).
II. LA DANSE DE GENGIS COHN, roman
(Folio n° 2730).
III. LA TÊTE COUPABLE, roman.
Édition définitive (Folio n° 1204).
LA COMÉDIE AMÉRICAINE :
I. LES MANGEURS D’ÉTOILES, roman
(Folio n » 1257).
II. ADIEU GARY COOPER, roman
(Folio n° 2328).
CHIEN BLANC, roman
(Folio n° 50).
LES TRÉSORS DE LA MER ROUGE, récit.