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Les mains de monsieur Salomon cachent une tragédie.

Quand il avait quatre ans, ses parents avaient pour lui une vocation de virtuose. Il y a encore sur la commode de sa chambre à coucher la photo de monsieur Salomon enfant dans lequel personne n’aurait reconnu le futur roi du pantalon. Sur la photo, il était écrit d’une plume qui ignorait encore le stylo : Le petit Salomon Rubinstein devant son piano à l’âge de quatre ans. Il y avait aussi une personne au buste maternel qui se penchait sur l’enfant avec un sourire heureux. Lorsque monsieur Salomon me traduisit l’inscription, qui était encore en russe, il a ajouté :

— Mes parents comptaient sur moi pour être un wunderkind, ce qui signifie enfant prodige. Le piano jouissait dans le ghetto d’une grande réputation.

Il y avait aussi une photo de monsieur Salomon à sept ans, le pied posé sur une trottinette. C’était dans un autre ghetto, en Pologne, celui-là. Les photos allaient jusqu’à douze et quinze ans, après elles disparaissaient, peut-être parce que les parents de monsieur Salomon s’étaient découragés, ils avaient dû comprendre qu’il n’y avait rien à tirer de lui du point de vue enfant prodige. Ils lui avaient pourtant fait porter des culottes courtes jusqu’à l’âge de vingt ans, dans l’espoir d’en faire un wunderkind. Monsieur Salomon riait beaucoup là-dessus.

— Je me sentais terriblement coupable, me dit-il. À l’âge de quinze ans j’écrivis une lettre à un philatéliste japonais, car je me consolais déjà avec les timbres-poste, pour lui demander de se renseigner auprès des jardiniers japonais qui connaissaient l’art d’arrêter la croissance des plantes. Je voulais à tout prix m’arrêter de grandir pour ne pas décevoir mes parents, en restant dans les limites de taille permises à un enfant prodige. Je passais onze heures par jour au piano. La nuit je me rassurais en me disant que je manquais de précocité et que ça pouvait encore venir. L’espoir dans le ghetto, autrefois, était toujours de chercher le génie de virtuose chez leurs enfants, qui permettait d’en sortir. Le grand Arthur Rubinstein qui avait les traits exigés par les antisémites, s’en était sorti, et il était reçu comme virtuose par les plus grands aristocrates, il a même écrit un livre pour le prouver. Le génie excuse tout.

Je commençais à savoir reconnaître dans l’œil sombre de mon ami les petites lueurs moqueuses. C’était comme s’il y avait à l’intérieur quelque chose de douloureusement drôle qui s’allumait.

— J’avais déjà seize et dix-huit ans et je ne faisais que grandir. Mon professeur de piano devenait de plus en plus triste. Mon père, qui était depuis des générations tailleur, d’abord à Berditchev en Russie et puis à Swieciany en Pologne, se montrait tellement affectueux avec moi que j’avais envie de me noyer. Ils n’avaient pas d’autres enfants et ne pouvaient avoir d’autre virtuose. Puis finalement vint le jour. Mon père est entré dans le salon où j’étais assis en culottes courtes devant le piano. Il tenait un pantalon sur son bras. J’ai tout de suite compris. C’était la fin des grandes espérances. Mon père se rendait à l’évidence. Je me suis levé, j’ai ôté ma culotte et j’ai mis le pantalon. Je n’allais plus jamais être un enfant prodige. Ma mère pleurait. Mon père faisait semblant d’être de bonne humeur. Il m’a même embrassé et il m’a dit en russe « nou, nitchevo, ça ne fait rien ». Mes parents ont vendu le piano. Je me suis placé chez un marchand de tissus à Bialystok. Quand mes parents sont morts, je suis venu à Paris pour voir les lumières de l’Occident. Je suis devenu un bon coupeur et j’ai fait de la confection. J’ai quand même continué à regretter un peu. Sur la vitrine de mon premier magasin, rue Thune, j’avais mis Salomon Rubinstein, le virtuose du pantalon, puis simplement L’autre Rubinstein, mais, de toute façon, mes parents étaient morts et ce n’était plus la peine. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, je suis devenu roi du pantalon, d’abord au Sentier, puis un peu partout. J’ai eu une chaîne de magasins connus de tous et je me suis étendu jusqu’à l’Angleterre et la Belgique. Je ne me suis pas étendu à l’Allemagne, pour mémoire. Je crois que j’étais destiné au prêt-à-porter, voyez-vous, car ce rêve de mes parents de faire de moi un virtuose n’était guère autre chose. Un rêve tout prêt qu’on se transmettait de génération en génération dans le ghetto, pour qu’il vous tienne chaud.

Monsieur Salomon avait en tout cas fait une belle fortune et il se dépensait en bienfaisance, et s’il pouvait être élu et mis à sa vraie place, il aurait fait bénéficier l’humanité entière de ses bontés et peut-être obtenu pour elle de meilleures conditions.

V

Je continuais avec le taxi, je faisais un peu de dépannage et parfois monsieur Salomon m’appelait pour se faire transporter ou pour aller tenir compagnie à des personnes en détresse que S. O. S. lui signalait comme ne pouvant pas être tirées de leur état uniquement par l’assistance vocale. Quelquefois il louait un minibus et organisait une excursion collective au sein de la nature pour les victimes de l’âge, que je conduisais se rafraîchir dans la verdure en Normandie ou dans la forêt de Fontainebleau. Il y avait aussi l’aide domestique à domicile pour ceux que leurs enfants ou autres proches ont été obligés de laisser seuls pour partir en vacances. Quand j’avais du temps libre, j’allais dans les bibliothèques municipales, ici et là, selon le quartier où j’étais, je me faisais donner un tas de bouquins avec des noms célèbres, Dumas, Balzac, la Bible, ce qu’il y avait de mieux, et je me mettais à lire pendant des heures, pour ne penser à rien. Je n’aime pas aller dans les librairies, je ne sais jamais quoi demander, pour acheter un livre il faut le connaître, il faut savoir ce qu’on cherche, et ça me gêne de sortir sans consommer. Et quand ils vous demandent là-dedans : « Est-ce que je peux vous aider ? », qu’est-ce que vous voulez répondre. Mais j’allais souvent dans une grande librairie rue Ménil, où il y a toujours beaucoup de monde et où ils vous laissent tranquilles. Ils ont un rayon de dictionnaires et je consulte. Il y a une vendeuse, une grande blonde, qui ne m’adresse jamais la parole quand je traîne là, et fait comme si je n’existais pas, pour ne pas me décourager. J’y suis peut-être allé vingt fois, dans cette librairie, et rien, jamais. Pas un regard. C’est sûrement quelqu’un de bien. Les autres l’appellent Aline, et moi aussi, parfois, je l’appelle ainsi quand j’y pense. Un soir, j’ai attendu la fermeture dehors, et quand elle est sortie, je lui ai fait un petit signe de la main. Elle m’a répondu gentiment sans s’arrêter. On a fait ça chaque soir pendant cinq jours, et le dernier jour, elle s’est arrêtée.

— Vous habitez par ici ?

— Pas vraiment, non.

Elle m’observait amicalement, en souriant, je l’amusais.

— Vous avez vraiment une passion pour les dictionnaires.

— Je cherche quelque chose.

Elle ne m’a pas demandé quoi. Si je savais ce que je cherchais, c’était comme si je l’avais trouvé.

— Nous avons reçu le nouvel Ibris en vingt-quatre volumes, c’est peut-être là-dedans.

Elle m’a fait un petit signe ciao, et j’ai répondu. Et puis elle m’a encore souri.

— Mais non, je ne crois pas que ce soit là-dedans.

Après, j’y suis allé de plus en plus souvent, dans cette librairie, et chaque fois on se faisait un petit signe.