Je me suis aperçu que monsieur Salomon me regardait comme s’il voulait me demander quelque chose mais était gêné. Et puis un jour il m’a fait venir et je l’ai trouvé assis devant son bureau de philatéliste. Il portait sa robe de chambre magnifique et tapotait. Il tapotait souvent de sa main très belle, quand il réfléchissait.
— Voilà, mon bon ami. Je voulais d’abord vous féliciter, la gentillesse et la bonne volonté se font rares et je ne m’étais pas trompé sur votre compte. Vous avez la vraie vocation de bénévole, vous aimez aider les gens à vivre dans toute la mesure du possible. J’ai eu du flair, car à première vue, il faut l’avouer, vous avez une physionomie et une allure qui font plutôt mauvais garçon et il faut vous chercher à l’intérieur…
Il se tut et retapota.
— Nos amis à côté ont reçu plusieurs appels d’une dame qui voudrait me voir, il paraît que je l’ai connue autrefois. Son nom me dit vaguement quelque chose, en effet. Cara… non, c’est Cora… Cora Lamenaire, c’est ça. Je me souviens, à présent. Elle a été une chanteuse… il y a longtemps, avant guerre, dans les années… voyons… les années trente. Elle est tombée dans l’oubli et ne semble pas avoir d’amis, ce qui s’aggrave toujours sous l’effet de l’âge. Je ne sais pas pourquoi elle s’adresse à moi personnellement, alors allez la voir et renseignez-vous un peu. Nous ne devons jamais laisser ce genre d’appel sans réponse, c’est imprudent.
Monsieur Salomon se plongea dans une méditation sévère, les sourcils froncés.
— Cora Lamenaire, oui. Ça me revient. Une chanteuse assez connue ou sur le point de le devenir… Un de mes amis… enfin, c’est une longue histoire. C’était une chanteuse réaliste, comme on les appelait autrefois.
Et là, j’ai eu une surprise. Le visage de monsieur Salomon s’éclaira d’humour et il chanta :
C’est mon homme !
Sur cette terre, ma seule joie, mon seul bonheur
C’est mon homme !
J’ai donné tout c’ que j’ai mon amour et tout mon cœur
À mon homme !
Il connaissait par cœur toute la chanson.
— C’était les années vingt. Mistinguett. Je n’ai pas oublié. Paroles d’Albert Willemetz et Jacques Charles. Musique de Maurice Yvain.
Il parut tout content d’avoir si bonne mémoire, laquelle chez les personnes âgées s’en va toujours la première. Il m’a donné l’adresse.
— Apportez-lui une belle corbeille de fruits confits de Nice, dit-il, et ça l’a mis de bonne humeur, il a eu un petit rire, je me demandais pourquoi. D’habitude monsieur Salomon offrait de beaux fruits qui venaient directement de la nature, et j’étais un peu étonné qu’il fasse porter à cette dame des fruits confits de Nice qui font un peu conserve et ne procurent pas le même bon effet de fraîcheur.
VI
Elle habitait rue d’Assas et quand j’ai sonné au deuxième à gauche comme c’était indiqué en bas, je me suis trouvé devant une petite dame qui avait de la gaieté dans ses yeux et qui était pimpante pour son âge, malgré les rides du visage et surtout la peau du cou, qui n’était plus de première qualité. On ne pouvait pas dire quelle était une petite vieille, ce n’était pas une expression qui venait à l’esprit quand on la voyait. Elle portait un pyjama rose et des chaussures à hauts talons et avait une mèche acajou coupée tout droit au milieu du front qu’elle touchait du doigt en me regardant, comme pour jouer. Il y avait à l’intérieur un disque de monsieur Charles Trenet qui tournait, c’était Mamselle Cléo, j’ai reconnu, c’est une chanson qui se fait encore entendre.
— Vous désirez ?
— Mademoiselle Cora Lamenaire.
Elle a ri, en jouant avec sa mèche.
— C’est moi. Évidemment, ça ne vous dit rien, ce n’est pas de votre âge.
J’étais étonné. Je voyais bien qu’elle n’était pas de mon âge et je ne voyais pas le rapport.
— Vous n’étiez pas encore né, dit-elle, et là non plus, je n’ai pas saisi.
Je lui ai tendu la corbeille de fruits confits de Nice.
— On m’a chargé de vous remettre ça.
— De la part de qui ?
— Vous avez appelé plusieurs fois S. O. S. Bénévoles. Vous avez pensé à nous, c’est gentil, alors on a pensé à vous.
Elle m’a regardé comme si je me moquais d’elle.
— Mais je n’ai jamais appelé S. O. S. ! Jamais ! En voilà des idées ! Pourquoi voulez-vous que j’appelle S. O. S. ?
Elle n’était pas contente.
— Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui a besoin de secours ? Non mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Et puis elle s’est pointée.
— Ah, je sais ! Je n’ai pas appelé S. O. S., j’ai appelé monsieur Salomon Rubinstein et…
— C’est le même standard, dis-je. Et il répond parfois lui-même, quand c’est son plaisir !
— C’était personnel. Je voulais savoir s’il est encore en vie, c’est tout. J’ai pensé à lui un soir, et je me suis demandé s’il était encore là. Alors, j’ai téléphoné pour avoir de ses nouvelles.
Je ne comprenais plus rien. Monsieur Salomon m’avait dit qu’il ne la connaissait pas. Il avait même eu un trou de mémoire et s’était tapoté le front pour se rappeler son nom.
— C’est lui qui m’envoie cette jolie corbeille ?
Monsieur Salomon m’avait prié de garder l’anonymat. Quand il faisait pleuvoir ses bienfaits, il ne cherchait pas les remerciements. Il aimait faire plaisir, faire entrer un petit rayon de soleil dans la vie des gens chez qui elle n’était pas rose. Un billet de vacances tout compris à une personne qui n’avait jamais vu la mer, un joli transistor par-ci par-là, et j’ai même livré une télé à un vieux monsieur qui n’avait plus de jambes et dont on lui avait dit beaucoup de tristesse. Chuck était très intéressé par ces largesses. Pour lui, le roi Salomon faisait du remplacement, de l’intérim. Intérim : espace du temps pendant lequel une fonction est remplie par un autre que le titulaire. C’est dans le petit Larousse. Pour Chuck, le roi Salomon fait du remplacement et de l’intérim, vu que le titulaire n’est pas là et il se venge de lui en Le remplaçant, pour Lui signifier ainsi son absence. J’avais essayé de ne pas continuer cette conversation avec Chuck, on ne sait jamais ce qu’il va vous sortir, et des fois ça vous affole complètement, ses trucs. Pour lui, le roi Salomon faisait de l’intérim pour donner une leçon à Dieu et Lui faire honte. Pour monsieur Salomon, Dieu aurait dû s’occuper des choses qu’il ne s’occupait pas et comme monsieur Salomon avait des moyens, il faisait de l’intérim. Peut-être que Dieu, en voyant qu’un autre vieux monsieur faisait pleuvoir ses bontés à Sa place serait piqué au vif, cesserait de se désintéresser et montrerait qu’il peut faire beaucoup mieux que le roi du prêt-à-porter, Salomon Rubinstein, Esq. Voilà comment Chuck expliquait la générosité de monsieur Salomon et sa munificence. Munificence : disposition qui porte aux libéralités. Je m’étais bien marré à l’idée que monsieur Salomon faisait des signaux lumineux à Dieu et essayait de Lui faire honte. Après quoi, Chuck traita le roi Salomon de Harein al-Rachid à la manque. Se prononce aussi Haroun al-Rachid, il fut un héros des contes des Mille et Une Nuits et était aimé pour sa munificence.
— Il veut être aimé, ce vieux schnock.
Voilà ce que Chuck m’a sorti à propos du roi Salomon et de ses cadeaux. Moi, tout ce que je voyais c’était un très vieil homme qui pensait aux autres, vu qu’il ne restait plus grand-chose de sa vie et de lui-même. J’étais donc là devant cette petite dame qui voulait savoir si c’était monsieur Salomon Rubinstein en personne qui lui avait envoyé la corbeille de fruits confits de Nice et je ne savais pas comment m’en tirer, vu que celui-ci désirait rester incognito dans son intérim.