— Rien de passionnant… Qu’elle voulait me revoir dès mon retour parce qu’elle avait trouvé un moyen de nous mettre d’accord. Je t’avoue que, n’ayant nulle envie d’y retourner, je n’ai pas fait tellement attention…
— Eh bien, tu as peut-être eu tort. Cette affaire de vol donne un curieux éclairage à vos relations. Dans l’immédiat, elle est loin et on a d’autres urgences en vue…
— Quoi ?
— Aller dormir, par exemple.
Non seulement la Rinaldi ne montra aucun signe de repentir les rares fois où elle daigna se montrer, mais on eût dit qu’elle prenait un malin plaisir à empoisonner le joli voyage fluvial… On ne la voyait pas, cependant on l’entendait. Et pas dans ses meilleures prestations : elle ne chantait pas, elle vocalisait à longueur de journée en égrenant inlassablement des gammes à n’importe quelle heure. De préférence pendant la sieste, les repas et l’heure magique entre toutes du coucher du soleil où chacun des passagers eût apprécié de boire un verre sur le pont-terrasse en contemplant l’astre-dieu se fondre dans une fabuleuse débauche de nuances allant de l’or clair au pourpre profond, déclinant doucement vers les teintes d’améthyste et le velours sombre de la nuit. Après, on avait enfin la paix, la cantatrice redoutant pour ses cordes vocales la brume montant du fleuve avec le soir.
— Heureusement que la croisière ne dure que trois jours ! soupira Adalbert le second soir, alors que tous les passagers étaient au bord de l’exaspération. Et dire que l’on ne peut rien faire !
Ce ne fut pas faute d’essayer. Aldo, ayant eu l’insigne honneur d’être invité à lui rendre visite, tenta de l’amener poliment à la raison. On ne le reçut même pas. On se contenta de lui crier : « Vous m’avez demandé de chanter, je chante ! » Le joyeux commandant Fatah se lança lui aussi courageusement à l’assaut de la porte si hermétiquement close. Ce fut en vain : il s’entendit signifier l’ordre de laisser travailler en paix une artiste qui était l’invitée personnelle du roi Fouad !
Une mini-rébellion des passagers n’eut pas davantage de succès. Quelqu’un proposa d’enfoncer la porte et de la jeter à l’eau, un autre de lui couper les vivres, mais le commandant, au bord des larmes, fit comprendre qu’il ne pouvait risquer d’offenser la majesté royale à travers son invitée.
Le plus à plaindre était l’accompagnateur. Le malheureux rasait littéralement les murs pour regagner sa cabine, la femme de chambre demeurant avec sa maîtresse, et ne cessait de grignoter en dehors des repas.
Les escales offraient de bienheureux moments de paix : la perturbatrice n’y participait pas. On put donc visiter en toute sérénité le superbe temple d’Edfou, le plus vaste après celui de Karnak, où régnait Horus, le dieu-faucon symbole du soleil, et aussi celui de Kom Ombo, fief de Sobek, le dieu-crocodile, mais après s’être reposé les oreilles dans le merveilleux silence des sanctuaires, il fallait bien retourner au bateau, d’où s’élevaient gammes, trilles, roulades cocottes à un rythme toujours grandissant.
— Est-il vraiment possible, fit plaintivement une passagère, qu’une voix humaine possède une telle résistance ?
— Il faut croire que oui, lui répondit son mari. Il est vrai qu’elle a ce que l’on appelle du « coffre », conclut-il, faisant allusion à la poitrine abondante de Carlotta.
— C’est quand même exagérer, majesté royale ou pas, remarqua Adalbert. On devrait tous se réunir pour aller siffler son prochain concert !
— On aurait encore tort et on finirait en prison. Le gouverneur du coin est l’un des types les plus désagréables qui soient ! Qu’il puisse aimer la musique à ce point me confond !
Enfin, on fut à Assouan.
La beauté du site coupa le souffle à tout le monde. Là le Nil butait en bouillonnant contre la première cataracte et s’élargissait en un bassin d’eau bleue d’où surgissaient des îles dont la plus grande, l’Éléphantine, portait les vestiges d’un temple et des jardins foisonnants. Les rives s’élevaient, formées d’énormes rochers de granit noir… La ville blanche s’étirait sur la rive droite, bordant une promenade dont le point d’orgue, dominant un bassin rocheux, était la longue façade rouge foncé aux fenêtres encadrées de blanc de l’hôtel Old Cataract, posé comme une couronne sur un coussin de verdure et de fleurs. À sa base voltigeait le gracieux ballet des felouques sous l’aile blanche de leur haute voile triangulaire. À cet endroit, la vallée du fleuve se resserrait, s’encaissait entre ses versants, dont celui de gauche laissait couler les sables du désert jusqu’au barrage naturel des rochers.
Les deux amis avaient débarqué les premiers, après avoir déversé quelques paroles lénitives à l’adresse du pauvre Fatah que cette croisière ratée désolait. Ils avaient hâte de gagner le refuge de cet hôtel où les grands de ce monde se devaient de passer au moins une fois. L’image victorienne d’impériale sérénité qu’il offrait les attirait comme un aimant.
— Il vaut le voyage à lui seul, assurait Adalbert qui le connaissait depuis longtemps. Il écrase tous les Ritz de la terre par la tranquillité qu’on y respire.
— Et que se passera-t-il si la Rinaldi s’y installe ?
— Rien à craindre. Elle est l’invitée du gouverneur, elle va porter ses vocalises chez lui. C’est à l’autre extrémité de la ville…
Leur soulagement ne dura que le temps relativement court du voyage en calèche entre le débarcadère et l’hôtel, où le réceptionniste leur apprit qu’il n’y avait plus de place.
— Vous auriez dû retenir, Monsieur Vidal-Pellicorne, reprocha-t-il gentiment à ce client qu’il connaissait bien. Vous savez qu’en cette saison on s’arrache nos appartements.
— Qui vous parle d’appartements ? Des chambres suffisent, à condition que ce ne soient pas celles des domestiques ! Le Winter Palace ne vous a pas annoncé notre arrivée ? s’indigna Adalbert avec une parfaite mauvaise foi parce qu’il avait oublié de le demander.
— Non !… Non, je suis navré !
— Mais enfin, Garrett, vous devriez comprendre que nous ne pouvons pas coucher dehors, le prince Morosini et moi ? gémit-il en désignant d’un geste discret Aldo qui, se désintéressant du débat, fumait une cigarette dans un fauteuil du hall.
— Croyez que j’en suis profondément conscient, Monsieur Vidal-Pellicorne ! Je vais faire mon possible pour vous dépanner… Mais, j’y pense, pourquoi ne pas demander l’hospitalité à M. Lassalle…, au moins jusqu’à ce que des chambres se libèrent ?
— Lassalle ? Il est là ?
— Il a dû arriver en fin de semaine. C’est seulement hier qu’il est venu dîner chez nous ! Voulez-vous que je téléphone ?
— Inutile ! Nous voilà sauvés ! À bientôt, Garrett ! Je vous laisse les bagages ! On les fera prendre plus tard !
— On vous les portera…
S’il y avait une chose qu’Aldo détestait, c’était de ne pas savoir où loger en arrivant quelque part. Aussi était-ce avec une certaine nervosité qu’il attendait la fin des palabres. Voyant Albert revenir vers lui, arborant un large sourire, il écrasa sa cigarette dans un cendrier et se leva :
— Tu as fait un miracle ?
— Mieux que ça. On s’en va !
Il l’avait pris par le bras pour l’entraîner mais Aldo se dégagea, il se méfiait des enthousiasmes impromptus d’Adalbert :
— Où prétends-tu m’emmener ?
— Là où on sera encore mieux qu’à l’hôtel parce qu’on n’y risquera pas de rencontres douteuses. Du moins, je l’espère…