— Tu n’en es pas sûr ?
— Oh, on ne peut jurer de rien… T’ai-je parlé d’Henri Lassalle qui était le meilleur ami de mon père ?
— Tu n’as déjà pas souvent parlé de ton père… Et ce monsieur est un archéologue, lui aussi ?
— Jamais de la vie. Ils étaient tous les deux diplomates et ils se sont connus à Rome, au palais Farnèse où ils étaient jeunes attachés. Ils ont d’ailleurs commencé par se taper dessus…
— Ils se sont battus ?
— Comme des chiffonniers pour les beaux yeux d’une fille dont ils étaient aussi amoureux l’un que l’autre mais, comme ils n’étaient pas idiots, ils ont compris qu’elle n’en valait pas la peine quand elle les a plantés là, à cause d’un boyard russe plus âgé mais riche comme un puits. Du coup, ils sont allés fêter l’événement dans un cabaret en prenant une cuite monumentale qui les a unis pour la vie.
Il s’interrompit, monta dans la calèche que le voiturier venait de leur appeler, donna l’adresse et reprit :
— Par la suite, la carrière les a séparés. Mon père a été nommé à Varsovie où il a rencontré ma mère…
— Ta mère était polonaise ?
— Où vas-tu chercher ça ? C’était la fille de l’ambassadeur.
— Fichtre ! Comment se fait-il que tu ne me le dises qu’aujourd’hui ?
— Parce que je ne porte pas mes ancêtres en bandoulière, moi, et que…
— J’ai l’impression que je devrais me sentir visé ?
— Un peu, non ? fit Adalbert, goguenard. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je crois que c’est parce qu’on n’en a jamais eu le loisir ! Pour en revenir à Lassalle, il n’a pas été plus loin que Londres mais il y a fait la connaissance d’une belle Égyptienne, fille d’une sorte de roi du coton et belle comme un rêve, qui est morte après un an de mariage en mettant au monde un enfant mort-né. Lassalle a failli en mourir de douleur. Il a donné sa démission aux Affaires étrangères et s’est mis d’abord à voyager. Le seul lien qui le retenait à la mère patrie, c’étaient mes parents…
— Et toi ? Je suppose qu’il est ton parrain ?
— Pourquoi ? Je ne me prénomme pas Henri ! En plus, il est devenu musulman. Les voyages n’ont d’ailleurs eu qu’un temps, celui pour lui de se prendre de passion pour l’archéologie. Égyptienne, évidemment.
— Il faisait des fouilles ?
— Non. Il est trop paresseux ! Mais comme sa femme lui avait légué une maison dans le patelin, il y est venu de plus en plus souvent, y a invité naturellement mes parents. Avec moi, bien sûr, et c’est de cette façon que je suis tombé dans la marmite. Dieu sait si, en étudiant, j’ai entendu des conférenciers de tout poil, mais jamais personne n’a parlé de l’Égypte ancienne comme lui… Tu ne peux pas savoir !
— Oh, si je sais, parce que j’en connais un autre ! Il t’a inoculé le virus, mon bon !
Adalbert ne fit aucun commentaire mais rougit comme une belle cerise, tandis que ses yeux se mettaient à briller. Ni lui ni Aldo ne maniaient le compliment facilement. Cela n’en donnait que plus de valeur à celui-là. Il toussota pour chasser l’émotion et conclut :
— Tu verras, il va te plaire !
— Là n’est pas la question. Ce serait plutôt : est-ce que, moi, je vais lui plaire ? Que tu te fasses héberger chez lui, à merveille ! Mais pour moi, c’est assez gênant de tomber chez quelqu’un qui ne me connaît ni d’Ève ni d’Adam !
— Bien sûr que si, il te connaît ! Je lui ai parlé de toi à plusieurs reprises. En outre, la maison est vaste, c’est l’homme le plus généreux de la terre… Et aussi le plus distrait. On arrive.
À la limite de la ville, la voiture venait de franchir un portail en pierre blanche où s’encastrait une splendide grille de fer forgé ouverte à double battant, à côté de laquelle un vieil Égyptien, assis sur un banc, sommeillait en maniant un chasse-mouches dont il se frappait une épaule après l’autre.
La voiture s’étant arrêtée près de lui, il ouvrit un œil cependant qu’Adalbert se dressait :
— C’est moi, Achour ! Le maître est là ?
Sans demander de plus amples explications, l’étrange cerbère sourit et fit signe de passer au moyen de son instrument puis referma ledit œil.
— C’est vraiment le gardien ? fit Aldo, suffoqué. N’importe qui peut passer ?
— Ne crois pas ça ! Si nous ne nous étions pas arrêtés, il aurait sonné ce qui ressemble à un tocsin avec une cloche dont la chaîne pend à son côté, qui aurait fait accourir avec un renfort de chiens.
— Mais tu as seulement dit : c’est moi. Et il s’en est contenté ?
— Eh oui ! Même s’il ne m’avait pas vu depuis dix ans, il me reconnaîtrait ! Regarde si c’est beau !
Couronnant un jardin en terrasses planté d’hibiscus rouges et d’une végétation luxuriante que la main du Seigneur semblait avoir semée négligemment, une belle maison arabe composée de bâtiments en arcatures supportées par des colonnettes s’ordonnait sur trois côtés d’un bassin où pleurait une fontaine. De grands palmiers ombrageaient les terrasses, d’où le nom de maison des Palmes qu’on lui donnait. L’endroit était charmant, sans la moindre lourdeur, et la vue sur le Nil magnifique.
— Tu as raison, approuva Aldo. C’est un havre de paix d’où l’on doit avoir du mal à s’éloigner…
— Pourtant, Henri n’y vit pas en permanence. Outre qu’il a retrouvé le goût des voyages, il possède une propriété à Khartoum, une villa à Monte-Carlo et une vieille bâtisse à Brive-la-Gaillarde !
— Voilà qui est inattendu !
— Pourquoi ? On est forcément né quelque part. Lui, c’est à Brive. Ah ! Voici Farid ! C’est le génie de la maison.
Un immense Égyptien en galabieh et turban blancs arrivait en effet d’un pas un rien solennel, suivi d’une demi-douzaine de serviteurs. Il n’était pas de la première jeunesse, comme l’attestait la courte barbe poivre et sel de son menton, mais sa peau brune était quasiment sans rides.
— Salam aleikoum, Monsieur Adalbert !
— Aleikoum salam, Rachid !
— Nous vous attendions.
— Ah bon ?
— L’hôtel a téléphoné. Puis-je me permettre de souhaiter la bienvenue à Votre Excellence ? ajouta-t-il en s’inclinant dans la direction d’Aldo qui remercia d’un sourire. Monsieur est dans son cabinet de travail. On portera vos bagages dès qu’ils seront arrivés.
— Qu’est-ce que je te disais ? triompha Adalbert, en allongeant une tape sur l’épaule de son ami. C’est un homme extraordinaire !
Aldo le crut volontiers quand, franchissant le seuil du « cabinet de travail » à la suite de Farid, après une succession de pièces au sol miroitant sous des tapis précieux et meublées avec élégance, il pénétra dans un incroyable capharnaüm. Des livres, des plans, des revues scientifiques souvent anciennes, il y en avait partout. En piles de préférence, autour d’un divan dont les rouleaux de papyrus occupaient déjà les trois quarts. On ne voyait rien, ou presque, du vaste bureau surchargé de papiers et de livres ouverts ponctués ici et là de pots de terre antiques d’où surgissaient des plumes – d’oie, à l’ancienne mode ! –, des crayons de couleur et des pinceaux. Pourtant, aucune odeur de poussière ne se dégageait de ce fatras où se remarquaient quelques beaux livres sortis d’une triple bibliothèque, débordante elle aussi.
Sur un gros pouf de cuir rouge posé à même le sol, un homme était assis. Vêtu d’une galabieh blanche mais sans turban pour cacher des cheveux blancs rejetés en arrière, il montrait un visage strié de rides qu’une énorme paire de lunettes ne parvenait pas à enlaidir parce que l’ossature en était parfaite. À l’entrée des deux hommes, il lisait à haute voix un papyrus dont le texte pouvait surprendre, d’autant plus qu’il était rédigé en hiéroglyphes :