— Pourtant, le commissaire Salviati que je connais de longue date est un bon professionnel, mais il semble qu’il se soit attaché à effacer toute trace. J’ajoute que le faux frère s’était assuré la connivence des gens du Duce…
— N’en dites pas plus ! J’ai compris. Qu’Allah vous garde, Messieurs. Je suis heureux de vous avoir rencontrés.
5
Une histoire de fous
— Mis à part le fait qu’El-Kouari II n’est pas ce qu’il prétend, ton saint homme ne nous en a guère appris, grogna Aldo une fois dans la voiture qui les ramenait à la maison des Palmes.
— Qu’est-ce que tu espérais ?
— Je ne sais pas, moi ! Que vous alliez parler longuement de la Reine Inconnue. Or, vous n’avez même pas effleuré le sujet ! C’est parce que j’étais là ?
— Peut-être… et peut-être pas. C’est un homme très secret et, même si je suis un peu déçu, je ne m’attendais guère qu’il en parle.
— Il s’y intéresse tout de même ? Sinon, s’il n’a pas le moindre soupçon concernant l’emplacement de cette tombe, je ne vois pas bien pourquoi un malheureux type aurait joué sa vie pour lui procurer la protection absolue contre les maléfices. Toi non plus, d’ailleurs !
— Quoi, moi non plus ?
— As-tu seulement une notion de la région où elle est cachée, cette tombe ? C’est plutôt vaste, dans le coin ! ajouta-t-il en englobant d’un geste circulaire l’immense paysage où ils évoluaient. Alors, posséder un talisman grâce auquel on peut violer n’importe quel sanctuaire, c’est réconfortant, mais quand on ne sait pas où chercher, ça ne sert strictement à rien !
— Nous sommes d’accord… à ce détail près que c’est fichtrement utile pour tout archéologue digne de ce nom. Carter n’a jamais recherché la Reine Inconnue car il était trop positif pour s’attaquer à ce qu’il devait considérer comme une sorte de conte de fées, mais tu ne nieras pas que la tombe du Grand Prêtre Jua lui a fait un beau cadeau ? En ce qui me concerne, je suis persuadé que la Reine est dans les environs… et Ibrahim aussi, j’en jurerais ! À cette différence près qu’il doit en savoir plus…
— Alors, faisons demi-tour, va lui donner l’Anneau et traite avec lui : il apporte ce qu’il sait et vous faites part à deux !
— Tu as vu à quoi il ressemble ? Tu m’imagines allant lui proposer ton petit marché ? C’est bien une idée de commerçant, ça !
Les yeux d’Aldo prirent une curieuse teinte verte cependant que ses narines se pinçaient :
— Tandis que vous, les prospecteurs de momies, voguez exclusivement dans les sphères les plus éthérées de l’atmosphère ? C’était tellement évident, l’autre jour, quand tu administrais une si splendide raclée à ce pauvre Freddy Duckworth ? Sans oublier ton anodin règlement de compte, il y a quatre ans, avec l’ineffable La Tronchère(5) au coin de la rue de Castiglione et de la rue du Mont-Blanc… Alors, si tu veux savoir ce qu’il va faire, le « commerçant », il va reprendre, dans l’ordre, ses valises, le train pour Alexandrie ou Port-Saïd et le premier bateau en partance afin de regagner au plus vite sa boutique et ses pantoufles ! Parce qu’il déteste perdre son temps, le commerçant !
Un silence suivit cette philippique. Adalbert, qui avait tourné la tête, un rien gêné, renifla puis concéda :
— Bon ! Excuse-moi ! Les mots ont dépassé ma pensée. Seulement…
— Mais tu les as dits !
— Ce que tu peux être susceptible ! Essaie de comprendre que cet homme m’impressionne. Comme tout le monde ici. On l’y considère comme un esprit d’une grande élévation spirituelle, un vrai croyant détaché des vulgaires contingences terrestres qui a choisi de vivre dans l’isolement et l’étude…
— Moi, il me ferait davantage penser au Vieux de la Montagne ! À cette différence près qu’il n’ordonne pas à l’un de ses serviteurs de se jeter du haut des tours de son château chaque fois qu’il lui prend l’envie de s’assurer qu’ils sont toujours aussi obéissants ! Il a un regard…
— C’est vrai pour le regard et, pour le reste, tu n’as peut-être pas entièrement tort ! Ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas de ce siècle et c’est probablement la raison pour laquelle il m’impressionne tant…
Encore un silence, puis :
— Tu n’as pas l’intention de me laisser tomber ?
— Veux-tu me dire à quoi je te sers ?
Adalbert renifla encore un coup mais se décida à regarder son ami :
— Comme remonte moral, tu es inappréciable ! On a toujours fait une bonne équipe, non ?
— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire.
— Alors reste encore un peu ! J’ai le sentiment que ça pourrait bouger autour de nous. Tiens ! j’y pense : on pourrait aller faire un tour à la tombe de Jua ? Henri nous obtiendra l’autorisation sans difficulté. Lui aussi, c’est une personnalité dans le coin.
— Qu’espères-tu y trouver ? Carter a dû la vider consciencieusement.
— Sans aucun doute, mais on ne sait jamais. On a déjà vu des tombes récurées à fond et qui pourtant n’avaient pas fini de receler des surprises.
— Au fond, pourquoi pas…
Henri Lassalle, lui, montra un enthousiasme réservé :
— La tombe de Jua ? Tu peux y aller à loisir. Elle est seulement fermée par une porte en fer dont on a peut-être perdu la clef parce qu’elle n’est jamais fermée. Tout ce que tu verras, ce sont les peintures murales assez bien conservées et non sans beauté mais, pour le reste, Carter et ses successeurs l’ont grattée jusqu’à l’os ! Si tu me parlais plutôt de votre visite à Ibrahim Bey. Qu’en avez-vous appris ?
— Que l’homme venu chez moi ne pouvait pas être le frère d’El-Kouari pour l’excellente raison qu’il n’en avait pas. Quant à ce pauvre type, il dit qu’il était légèrement timbré et qu’en allant voler l’Anneau chez Carter il a agi de son propre chef. En ce qui le concerne, il réprouve ce genre d’initiative…
— Cela ne m’étonne pas venant de sa part, mais aurait-il refusé l’Anneau si on avait réussi à le lui rapporter ?
— Je l’en crois capable, soupira Adalbert. Un homme tel que lui ne doit avoir nul besoin de talisman pour affronter les forces les plus obscures. Il doit traiter d’égal à égal avec l’au-delà…
— Maintenant que tu le dis, il m’a rappelé le rabbin Loew que j’ai rencontré à Prague et qui nous a permis de retrouver le rubis de Jeanne la Folle(6), reprit Aldo, soudain songeur. Les pouvoirs de ces hommes nous dépassent. Peut-être, en effet, aurait-il refusé…
— Mais vous a-t-il appris quelque chose touchant la Reine Inconnue ?
— Rien, absolument rien ! grogna Adalbert. Nous avons été reçus d’une façon extrêmement courtoise, mais l’entretien ne s’est pas prolongé.
— Pourtant, je jurerais qu’il sait quelque chose, murmura Lassalle. Si ce n’est pas tout ce qu’il y a à savoir !
— Peut-être aussi que cela ne l’intéresse pas… et sur ces fortes paroles il ne nous reste plus qu’à hisser le grand pavois pour aller danser chez le gouverneur ! conclut Adalbert en se levant.
— Pas moi, si vous le permettez ! dit Aldo. Je préfère de beaucoup rester ici.
— Tu nous fais une crise de sauvagerie ou quoi ?
— Non, mais il y aura des gens que je n’ai pas envie de revoir !
— La princesse Shakiar ou la Rinaldi ?
— Les deux !
— Tu as tort. C’est toujours très réussi.