— Où étiez-vous ? questionna l’homme en noir.
— Je ne pense pas que cela vous regarde, riposta Morosini qui ne pouvait supporter l’ingérence perpétuelle de ces gens dans la vie privée de ses compatriotes. Mon cher Guy, si vous avez l’obligeance de conduire notre visiteur dans mon cabinet, je me lave les mains et je vous rejoins…
Constatant que le séide du Fascio s’apprêtait à suivre son protégé, Aldo précisa :
— L’invitation ne vous concerne pas, capitaine. Mon maître d’hôtel va vous installer dans un salon où l’on vous offrira du café pour vous faire patienter.
— Le Duce s’intéresse à cette triste affaire. J’ai ordre de ne pas quitter M. El-Kouari !
— Ce n’est pas le quitter que d’attendre à dix mètres de lui. Et il vous racontera ! Sinon vous pouvez le remmener. Je ne reçois personne dans ces conditions !
Ne pouvant plus qu’obtempérer aux volontés du maître de céans, le fasciste suivit Zaccharia et, quelques minutes plus tard, Aldo prenait place derrière son bureau – un Mazarin de la grande époque ! – en face de son visiteur, tandis que Guy se retirait. Aldo ouvrait déjà la bouche pour le prier de rester mais, à son sourire, il comprit qu’il avait l’intention d’aller surveiller discrètement le capitaine.
Après avoir offert, tour à tour, un cigare et une cigarette à son visiteur, Aldo se carra dans son fauteuil, joignit ses mains par le bout des doigts et s’enquit :
— Vous avez souhaité me voir, Monsieur, et me voici ! Que puis-je pour vous ? Ce malheureux, assassiné l’autre nuit par des malandrins, était donc votre frère ?
Il y avait une note dubitative dans sa voix et l’Égyptien le ressentit :
— Nous ne nous ressemblions guère, j’en conviens, mais c’est fréquent chez les musulmans et il était plus âgé que moi. Nous étions de mères différentes. N’en demeure pas moins le sang paternel et, si j’ai désiré vous rendre visite, c’est avant tout pour vous remercier de l’aide que vous lui avez apportée.
— N’importe qui en aurait fait autant. Mon seul regret est d’être arrivé quelques secondes trop tard. Vous voyez qu’un déplacement depuis Rome ne s’imposait pas. Surtout avec une escorte… officielle !
— Pourtant si ! Croyez-moi lorsque je vous assure que l’escorte en question n’est pas inutile. Gamal, mon frère, avait été chargé par notre souverain, le roi Fouad, de négocier l’achat – ou plutôt le rachat ! – d’un objet ancien d’une importance extrême pour… je dirai l’équilibre du pays. Sa tâche accomplie – il nous l’avait fait savoir –, il avait jugé plus prudent… et plus rapide de prendre le rail de préférence à un paquebot où il se fût retrouvé à la merci de ses ennemis sans pouvoir bouger…
— Il fallait pourtant qu’il en vienne là à un moment ou à un autre ?
— Évidemment, mais il avait choisi Venise parce que le trajet est bien moins long et parce qu’il avait ici un ami sûr qui pouvait lui retenir discrètement son passage. Je suppose qu’il devait revenir de chez cet ami – que nous ne connaissons pas – lorsqu’il a été attaqué. Apparemment ses agresseurs étaient mieux renseignés que nous, puisque mon frère a été assassiné et dépouillé.
Décidément Aldo n’aimait pas cet homme. Son histoire sonnait faux tant elle était invraisemblable. Ainsi cet homme déjà âgé se serait embarqué pour l’Angleterre, y aurait récupéré un « objet » dangereux et serait revenu en sautant d’un train dans un autre puis dans un bateau, et tout cela sans la moindre protection, alors qu’on avait jugé hautement nécessaire de faire escorter ce type – nettement plus costaud ! – par un aide de Mussolini pour le seul trajet de Rome à Venise et retour ? C’était difficile à avaler !
— Je ne vois toujours pas ce que je viens faire là-dedans, soupira-t-il après un bref coup d’œil à sa montre en homme dont le temps est précieux. Et d’abord, me direz-vous ce qu’était cet objet ?
El-Kouari II – vrai ou faux ! – hésita un instant, se racla la gorge et finalement se décida :
— Un anneau. Un anneau d’or garni de quelques turquoises. Insignifiant en apparence. Et, bien sûr, j’ai interrogé le commissaire Salviati qui m’a remis les vêtements de mon frère mais n’en savait pas plus.
— Et vous pensez que je pourrais, moi, vous en apprendre davantage.
— Votre réputation est grande, prince, et c’est une opinion que je partage. Que vous n’ayez rien dit à la police se conçoit aisément, mais je ne peux m’empêcher de penser que Gamal n’est pas mort sans se confier à vous. En particulier si, par hasard, il vous avait reconnu…
— Il aurait fallu pour cela qu’il me connaisse ?
— Vous êtes célèbre et votre visage s’est souvent retrouvé à la une des journaux. Moi-même, je vous aurais identifié n’importe où…
— En pleine nuit, au coin d’une rue et un couteau planté dans le cœur ? Cela tiendrait du miracle.
— Mon frère était un homme extraordinaire, une force de la nature, et je n’arrive pas à me persuader qu’à l’instant suprême, conscient d’être secouru, il n’ait pas réussi à vous révéler… le policier m’a parlé d’un souffle… un mot arabe sans doute…
Aldo se promit de dire deux mots à Salviati. Il avait dû trouver le bonhomme collant et s’en était débarrassé sur lui !
Son œil bleu, qui avait tendance à virer au vert à l’approche de la colère, prit une curieuse teinte bâtarde tandis qu’il se levait pour indiquer que l’entretien était clos.
— Allah !… Ça vous convient ? Cela me paraît normal quand un vrai croyant se sent mourir ? Croyez que je regrette que vous ayez fait ce chemin pour en apprendre si peu, mais vous pouvez faire confiance au commissaire Salviati. C’est un policier émérite assurément capable de mettre la main sur les assassins…
Force fut à son interlocuteur de se préparer à partir. Il était évident qu’il n’en avait pas la moindre envie bien qu’il eût quitté son siège. Son regard balayait la pièce somptueuse aux tentures jaunes harmonisées autour d’une fresque de Tiepolo, englobant le tapis chatoyant et les meubles précieux. Il s’attarda cependant sur le coffre ancien, dévoré visiblement par l’envie d’apprendre ce qu’il pouvait contenir.
— … quand il les tiendra, poursuivait Aldo, vous retrouverez du même coup l’anneau que vous recherchez et tout rentrera dans l’ordre !
Une nouvelle hésitation, et l’homme hasarda :
— Ne pourriez-vous le rechercher pour nous ? Mon gouvernement saurait se montrer généreux et vous avez à votre tableau de chasse nombre de succès spectaculaires.
« Nous y voilà ! pensa Morosini. J’aurais dû me douter qu’on en viendrait à quelque chose d’approchant ! » Il pouvait s’amuser un instant !
— D’abord, vous ne m’avez pas confié le pourquoi de la rareté de cet objet ?
— Vraiment ? Je vous l’ai dit : il s’agit d’un anneau, un banal anneau d’or serti de turquoises mais d’une ancienneté… incalculable…
Aldo fit la moue :
— Cela me semble maigre. Je suis spécialiste en joyaux, Monsieur. Ce qui signifie des pièces de haute qualité, voire exceptionnelles. Cette bague ne m’intéresse pas. Vous pourriez commencer par faire confiance à notre police, sans oublier celle de Rome, puisque vous y avez des accointances. Je vous répète que le commissaire Salviati est un excellent policier. Il n’aura de cesse de débusquer les assassins… donc les voleurs !
— Ils s’en seront déjà défaits ! Ces gens-là travaillent sûrement sur commande.