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Enfin, il s’endormit.

12

Le prince d’Éléphantine

La lettre s’étalait au milieu du plateau du petit déjeuner. Sa grande écriture carrée n’apprit rien à Aldo mais lui valut tout de même la préférence sur les nourritures terrestres. Le texte en était court et faillit lui couper l’appétit :

« Pas mal imaginée, la petite farce de l’autre soir, mais nous sommes entre gens sérieux traitant d’affaires sérieuses où les comédies de salon ne sont pas de mise. M. Lassalle vient d’en faire l’amère expérience. Vous recevrez d’autres nouvelles plus tard… »

Aldo avait trop l’habitude des coups durs et des mauvaises nouvelles pour se laisser abattre par celui-là. Il avait vraiment affaire à forte partie. Il fallait aller voir au plus vite ce qu’il se passait à la maison des Palmes. Comme il venait de se raser quand on lui avait apporté le plateau, il avala pêle-mêle jus d’orange, toasts à la confiture et deux tasses de café noir, acheva de s’habiller, fourra le message dans sa poche, dégringola l’escalier en priant pour que Plan-Crépin ne soit pas sur son chemin et, trouvant devant l’entrée de l’hôtel un taxi qui venait de déposer un client, s’engouffra dedans et se fit conduire à destination.

Il s’attendait au pire et fut presque soulagé – même si la demeure portait les traces d’une bagarre – en découvrant le vieux monsieur assis à son bureau, la tête entourée d’un pansement.

Cependant, la première parole qui lui monta aux lèvres fut :

— Où est Adalbert ?

Lassalle lui lança un regard noir :

— Vous pourriez commencer par vous inquiéter de ma santé ! Cela se fait entre gens bien élevés… Rassurez-vous, je ne vais pas trop mal ! Qu’est-ce qui vous amène ?

Aldo tira la lettre de sa poche :

— Ceci ! Pardonnez-moi si je me suis montré discourtois mais je pensais trouver ici un véritable carnage.

— Cela l’aurait été si je ne disposais pas de serviteurs fidèles et en bonne forme physique… Hier soir, peu avant minuit, les sbires d’Assouan me sont tombés dessus dans l’intention de me faire avouer où je cache Adalbert, mais Farid a pu rameuter les autres domestiques déjà couchés, tandis qu’Abdallah et moi faisions face de notre mieux. Et nous avons réussi à les faire déguerpir. Cette bande d’assassins ne s’attendait pas à cela et, pour une belle bagarre, ça a été une belle bagarre ! ajouta-t-il fièrement.

— Bravo ! fit Aldo, sincère. Et Adalbert dans tout cela ?

— Oh, il va bien. Je vous en parlerai tout à l’heure. Une tasse de café ?

— Volontiers ! J’en ai pris un avec mon breakfast mais il ne vaut pas le vôtre !

Un claquement de mains et Farid apparut. Aldo remarqua qu’il avait un œil d’une curieuse couleur, tirant sur le bleu violacé :

— Du café, s’il te plaît ! Et… fais-le porter par Abdallah, tiens !

— Si je vous ai compris, il ne fait aucun doute pour vous qu’Ali Assouari soit à la base de cette série de crimes ?

— Qui voulez-vous que ce soit, à part lui ? Il me semble que c’est signé. Mes envahisseurs de cette nuit sont ceux qui ont assassiné Karim El-Kholti et Béchir. C’est tout juste, d’ailleurs, si leur chef se donne la peine de dissimuler !

— Vous n’avez pas appelé la police ?

— Pas cette fois, non ! Si vous voulez mon sentiment, je jurerais que Keitoun est à la botte d’Assouari !

— Ce n’est pas un peu gros ? Le chef de la police obéissant à un simple particulier ?

— Il n’est pas un simple particulier. Il descend des princes d’Éléphantine et sa sœur était reine. Pour Keitoun – qui est du coin comme lui ! – cela compte, croyez-moi ! Il est le véritable seigneur de la ville. Largement plus qu’un gouverneur, né dans le Delta par-dessus le marché et qui souhaite surtout qu’on lui fiche la paix.

— Et l’Angleterre… ?

— … n’est représentée que par les officiers de la garnison militaire. En outre, Le Caire est loin ! Ah, voilà le café !

Aldo leva un sourcil surpris. Fallait-il faire si grand accueil à une prestation aussi banale ? Mais Lassalle semblait y trouver un plaisir particulier ce matin, et conseilla :

— Dépose ton plateau là, Abdallah et sers Monsieur le prince !

— Oh, il se débrouillera très bien tout seul !

Aldo sursauta. Levant les yeux, il considéra avec stupeur le « Nubien » à la peau châtaigne foncée et coiffé d’un turban qui arborait un sourire radieux en ouvrant le plus possible ses paupières tombantes sur des yeux d’un bleu de porcelaine.

— Adal… ?

— Abdallah, si Votre Seigneurie le permet ! Avoue que je suis plutôt réussi, non ? Farid est un artiste de génie !

La transformation était en effet époustouflante ! Même les cils et les sourcils avaient été teints d’un noir profond qui réussissait à assombrir les prunelles révélatrices. Une courte barbe allongeait le visage.

— Incontestablement, si M. Lassalle le congédiait, il aurait une belle carrière dans les studios de cinéma !

— Je préfère le garder. Il m’est trop précieux ! tiens, lis ça ! dit-il en tendant le billet reçu par Morosini.

Assis sur un angle du bureau, Adalbert vida sa tasse de café – il en avait apporté trois ! – et parcourut les quelques lignes. Toute trace de gaieté avait disparu de sa figure :

— Il n’a pas tardé à comprendre, l’animal ! C’est ce qui nous a valu la séance d’hier soir ! À quoi va-t-on avoir droit maintenant, à votre avis ? dit-il en regardant les deux autres. Au fait, Aldo, jusqu’où peut-on compter sur ton ami anglais ?

— Une aide totale, je crois. Il est parti ce matin pour Le Caire afin d’y rencontrer le Consul général et de lui raconter ce qui se passe ici.

— Espérons que…

La sonnerie du téléphone lui coupa la parole. Lassalle se pencha pour récupérer l’appareil sous son bureau. Tout en reconnaissant son utilité, il partageait en effet l’aversion de Mme de Sommières pour cet outil par trop anachronique dans son univers tourné intégralement vers la nuit des temps.

— Lassalle ! J’écoute.

Il n’en dit pas plus et on put le voir pâlir. Adalbert tendit le bras pour saisir l’écouteur mais il l’en empêcha d’un geste vif et raccrocha presque aussitôt. D’une même voix, les deux autres demandèrent :

— Que veut-il ?

— L’Anneau. Il prétend qu’il possède la clef et le plan. Nous avons quarante-huit heures pour réfléchir. Passé ce délai, Adalbert devra livrer l’Anneau au lieu et à l’heure qu’il indiquera. Seul et sans armes, bien entendu.

— Sinon ?

— Salima sera mise à mort devant lui.

Le silence qui suivit pesait le poids d’une dalle funéraire. Adalbert s’était laissé choir sur un siège et, d’une main machinale, repoussait son turban afin de pouvoir fourrager dans ses cheveux. Aldo se leva et vint poser une main sur son épaule avec une ferme douceur :

— Si on ne trouve pas le moyen de le neutraliser d’ici là, il faudra le satisfaire. Il n’y a pas d’autre solution…

Sans répondre et sans lever les yeux, Adalbert couvrit cette main d’une des siennes. On n’avait plus besoin de paroles… Cependant…

— Finalement, vous l’avez donc, cet Anneau ? ne put retenir Lassalle.

— Non ! gronda Aldo en lui jetant un regard furieux. Mais je sais où il est ! Vous êtes content ?