— Nous avons trois chambres, une salle de bains et un petit débarras à l’étage. En bas : cette pièce, la salle à manger et la cuisine.
Je note sur mon carnet.
Elle se croit hors d’eau, la douairière. Se détend. Devient presque urbaine. Dans sa chaise roulante, le papa Lainfame émet quelques vagissements.
— Pardonnez-moi, dit-elle, mon mari réclame l’urinal.
— Mais faites donc, je vous en prie, chère madame.
Elle va chercher le récipient de verre, fait pivoter le siège du dabe pour nous éviter un affligeant spectacle et dégage la quéquette du bonhomme.
— Si vous le permettez, je vais dresser l’état des lieux du rez-de-chaussée pendant que vous assistez votre époux, madame Lainfame.
Et me voilà parti, Pinuche sur les talons, prenant des notes bidon. Je passe dans le hall.
— Ici, donc, le hall, fais-je. Je suppose que la cuisine se trouve là…
Je chuchote à Pinaud :
— Continue de me parler comme si j’étais près de toi.
Et je pose mes mocassins pour m’élancer dans l’escadrin cinq à sept, au lieu de quatre à quatre, car j’ai de grandes jambes et suis porté sur la chose.
Deux secondes plus tard, je commence à ouvrir les portes du haut. La première donne sur une chambre aussi capharnaümique que le livinge et qui fouette le renfermé.
— Elle est bien, cette cuisine, déclame Pinuchet, en bas. J’adore le pin d’Orégon, Mme Pinaud me réclame depuis des années une installation de ce genre…
J’ouvre la deuxième porte, laquelle m’offre une pièce plus petite que la précédente, chichement meublée d’un lit ancien, très haut sur pattes. Un type est assis en travers du plumard, dos à la cloison. Il fume un mégot de Château-Latour, ce qui est contraire aux préceptes de mon ami Zino Davidoff, lequel affirme qu’un cigare ne doit se fumer qu’à moitié, mais peut-être prétend-il cela pour pousser les clilles à la consommation ?
Près du lit est une table de nuit, comme il est écrit dans les mauvaises traductions de l’anglais. Sur la table de nuit, est un revolver de fort calibre, dans son holster de cuir. Très belle artillerie, capable de chasser l’éléphant, le buffle ou le bison futé. Mon surgissement sidère le mec. Le temps qu’il réagisse, j’ai bondi jusqu’à la table de noye et cramponné l’arme.
— Vous avez un permis pour ce jouet ? je lui demande.
En matière de réponse, il cherche à me filer son pied dans les couilles. Mais quand tu es à demi allongé sur un plumard, tu ne jouis pas (si je puis dire) d’une grande liberté de mouvements. Tenant à mes testicules comme toi à ton livret de Caisse d’épargne, j’esquive à la torero, olé ! Lui biche la pattoune arrivée à bout de course et pèse violemment dessus. Ça craque. Il hurle.
— Non, pas cassé : cheville démise, simplement, diagnostiqué-je ; il existe maintenant des sprays calmants absolument miraculeux, en trois jours la douleur disparaît.
Le gars oublie sa souffrance pour tenter de se jeter sur moi. Pas de chance, baby : je suis en verve et lui sers douze coups de boule rapides dans les gencives, soit un alexandrin.
Le pensionnaire des Lainfame tombe à la renverse, la bouche comme s’il venait de bouffer de la gelée de groseille à même le pot.
Rapidos, je lui passe les menottes puis redévale au rez-de-chaussette, réintègre mes targettes.
Pinuche continue d’extasier à haute voix sur la cuisine, comme quoi elle est équipée d’un four à ultrasons, qu’en deux minutes tu peux cuire n’importe quoi, même quelque chose de surgelé.
Mme Lainfame qui vient de vider la vessie de son pauvre kroume réapparaît, l’urinal en main et va le vider dans les chiches.
— Si vous voulez bien nous montrer le premier étage, maintenant ? lui demandé-je.
Mon ton courtois est suffisamment inflexible pour qu’elle renonce à s’opposer.
— Eh bien, puisque vous insistez, messieurs, je vais donc vous faire visiter le premier étage ! elle crie positivement.
Et comme pour assurer le coup, elle hurle à l’intention du philodendron pisseur :
— Papa ! Je fais visiter le premier à ces messieurs du Recensement !
Si le locataire du dessus n’a pas entendu, c’est qu’il s’est fait mastiquer les feuilles !
Nous montons.
Un qui rit sous cape, tu devines qui c’est ?
Première chambre. Vide.
Deuxième chambre…
La dame commence en ouvrant la porte :
— J’espère ne pas importuner notre cousin qui fait la sieste.
Le « cousin » ne fait plus la sieste. Il est déjà sorti du coaltar. Il se tient debout, menotté, la poire en compote, l’air sombre, tuméfié du cervelet autant que de la margoulette.
Mme Lainfame se croit en pleine féerie. Elle ne pige plus, voudrait, regarde, suppute, s’écarquille, convulse du bulbe, s’emballe du palpitant.
— Mon Dieu ! égosillé-je, qu’est-il arrivé à votre cousin ?
La chère dame s’essaie à parler, n’émet que des onomatopées taupées, dont le sens échappe. Elle dit « agrrr herrr mejrrr ». Ne manque pas d’« r », l’« r », c’est la fin du langage, ce qui subsiste lorsque tout a été dévasté. L’extrémité septentrionale de la civilisation, le retour à l’âge du feu.
— Bjrrrrqurrr, ajoute-t-elle en manière de péroraison.
Et puis le silence.
Pinaud en profite pour rassembler en un seul volume différentes mucosités qui lui encombraient les bronches et l’arrière-gorge. Il expulse ledit au plus secret d’un large mouchoir à carreaux qu’il replie posément ensuite pour empocher ce témoignage de son catarrhe.
L’individu qualifié de cousin continue de se tenir tranquille et se réfugie dans un mutisme rigoureux.
On pourrait demeurer de la sorte très longtemps, tous les quatre, à se regarder, à savourer le plaisir ténu de l’immobilisme absolu.
Je laisse flotter. Ce genre de situation doit se décanter toute seule. Tout mammifère en gestation trouve son issue lorsqu’il est parvenu à terme. L’instant présent est une espèce de gros cobaye à poils diffus qui accouche.
La maman Lainfame pâlit à vue d’œil. Va-t-elle s’évanouir comme au dix-neuvième siècle ?
Moi, plus malin qu’un gorille ayant décroché sa licence en lettres, je lui cloque ma carte de « Recenseur », déjà exhibée sous le nez. Je la renfouille puis déballe ma vraie, celle où il y a écrit « Police ».
Elle lit machinalement, reste morne.
J’approche mes lèvres de son oreille perforée, au lobe de laquelle brille une pastille d’or plus ou moins diamanteuse.
— Allons bavarder dans votre chambre, chère madame.
Et je lui prends le bras.
Elle me suit.
D’un hochement, j’indique à Pinaud qu’il doit surveiller le pensionnaire.
Dans la pièce d’à côté, la troisième, celle que je n’ai pas encore visitée, c’est exquis. La mère Lainfame s’y est aménagé un coin relax, délicat, agréable. Une véritable chambrette de jeune fille, pimpante, avec des fleurs, des tissus pastel, des tableautins légers. Son crabe, compte tenu de son infirmité, pionce sur un canapé du salon. Elle, du coup, a retrouvé une semi-liberté. Je l’imagine, écrivant sur papier vieux rose à d’anciennes copines de pension.
— Asseyez-vous donc, madame Lainfame.
Elle se dépose sur une chaise capitonnée.
J’en place une face à elle et l’acalifourchonne, le menton sur le pont de mes bras.
— Je vous écoute, dis-je.
Son regard fuit le mien. Mais dis, quand deux frimes se trouvent à moins de quarante centimètres l’une de l’autre, il est duraille de regarder ailleurs, non ?
— Je n’en puis plus, dit-elle. La vie ne m’épargne pas.
— Elle n’épargne personne, madame, chacun déguste sa part de cruautés.