— Je n’en apprécie que mieux l’exception que vous avez bien voulu consentir en ma faveur, douce amie.
— D’ailleurs, mon mari n’aimerait pas ça, dit-elle.
— Quel époux, sinon animé de bas instincts, apprécierait ce genre de démonstration ! appuyé-je.
— C’est une chance qu’il ne soit pas là ce matin, reprend-elle.
— Parce qu’il travaille à la banque ?
— Je suis madame Jean Foutré, et c’est maman qui est à la caisse.
— Affaire artisanale, en somme ?
— On s’est reconvertis quand nous avons été chassés d’Algérie, je venais juste de me marier… Ma vie a été terriblement changée…
— Comme pour tant et tant de pieds-noirs, compatis-je.
— Elle a surtout été changée parce que, depuis que nous avons monté cette banque, mon mari n’accomplit pratiquement plus ses devoirs d’époux.
— Le souci des affaires qui le mobilise ?
— Non : son radinisme. Si je vous disais qu’il est devenu notre premier fournisseur. Vous pensez : un coït qui vaut trente francs, il n’entend pas le laisser perdre. D’ailleurs il exagère ; c’est une nature, je veux bien, mais trois masturbations par jour, ça finit par ruiner sa santé.
En soupirant, elle me déventouse l’ostrogoth à crinière et va se déterger le terrier à pafs au labo.
Elle revient peu après, la blouse refermée et les yeux soulignés de contentement organique.
— Donc, M. Jean Foutré est absent ? attaqué-je, car je ne suis pas seulement ici pour tringler la banquière.
— Il est allé à la morgue reconnaître le corps de son neveu qui s’est tué cette nuit en moto.
Marrant, non ? C’est elle qui me vient au-devant de l’enquête.
— Si j’avais pu penser que vous étiez en deuil…
Je prends l’air hypocrite d’un hippocampe hypocondriaque.
Ma chevaucheuse hoche la tête et dit cette belle parole qu’elle a dû lire dans un article de Jean-François Revel, c’est pas possible autrement :
— Y a des morts qu’engendrent pas le deuil !
Et ce sur un ton, mon général ! Tu parles d’un horizon funèbre ! Dans les bleus oraisons !
— Oh ! oh ! fais-je, mine de rien, je crois que voilà un garçon qui laissera fort peu de regrets.
— Un voyou pareil !
— A ce point ?
— Pire !
— Par exemple ?
— Prison !
— Non ?
— Si, deux fois.
— Vol ?
— Pire !
— Meurtre ?
— Presque !
Elle rêvasse.
— Y a une justice puisqu’il est mort, dit-elle durement.
— Vous ne le fréquentiez plus ?
— Depuis longtemps. Sauf mon mari qu’obstinait à le rencontrer, sous prétesque qu’il était le fils à sa sœur défunte. Au début on le faisait travailler ici. Il produisait beaucoup : trois ou quatre émissions par jour, et de bonne qualité, il était très demandé par des gens qui sont revenus à la décharge pour en ravoir.
— Ses enfants étaient particulièrement beaux ?
— Comment ça, ses enfants ?
— Eh bien, compte tenu du produit que vous vendez, je croyais…
— Quelle idée ! On a une clientèle privée, étant une banque privée. Nos clients sont des amateurs un peu spéciaux, comprenez-vous ? Très spéciaux, même. Ce qu’ils font de nos fournitures, on en a rien à branler.
— Ah ! bon, je comprends. Ou plutôt n’ose.
Femme de sentences, elle proclame que c’est la vie, et comme elle a raison de remiser dans ce large dossier, toutes les désactions, les dépravations, les bizarreries de l’homme.
Je lui flatte encore les meules, nonchalamment. Elle apprécie, me sourit triste.
— Je suis navrée pour vos cinquante francs, soupire-t-elle. Voulez-vous qu’on fasse un essai, pour si des fois vous auriez récupérationné ?
— Non, non, m’hâté-je, vous savez, c’est un peu comme au casino : il faut savoir perdre sa mise. A propos de votre défunt neveu, où votre époux le rencontrait-il ?
— A son bar habituel, près du port : le Chapeau Pointu ; mais ça ne me disait guère car c’est un endroit mal affamé. Heureusement, il y allait des plus peu.
Lesté de ce renseignement et délesté du reste, je prends congé de la personne, qui me dit se prénommer Ginette, ce que je n’osais espérer. Une langue fourrée cosaque, une main au médius farceur, un sourire franc et massif, c’est une véritable amie que je quitte, sur promesse expresse que nous nous reverrons, mes frères, car ce n’est qu’un au revoi… oi… oir.
PRÉAMBULE
Je retourne au Négresco dont le jeune chef, Maximin, est le meilleur des Alpes-Maritimes, du Var, des Alpes-de-Haute-Provence, et ainsi de suite en remontant jusqu’au Cap-Nord où les harengs ne sont même pas de la Baltique, et je retiens une table pour le déjeuner, bien persuadé qu’il convient de toujours joindre l’agréable à l’inutile, et que si mes salades niçoises n’aboutissent pas, mon voyage aura du moins débouché sur un repas de qualité. Je continue de garder en état de rogne sombre la silhouette du juge Favret, cette veuve insalope, crucifiée dans sa douleur où elle marine comme un piment thaïlandais dans de l’huile d’olive. Le renoncement se profile à l’horizon. Qu’importe, je suis fortement décidé à lui donner une leçon (en anglais : lesson ; et à Evry : l’Essonne). Si je débrouille cet écheveau, je cloquerai les résultats à un de mes potes de la grande presse qui en fera ses feuilles de choux gras, quitte à subir de hautes sanctions administratives, comme on dit puis. Mais la petite Hélène, fée du souvenir éternel, saura de quel bois se chauffe le réputé Santantonio.
Baderne-Baderne est résidué dans un noble fauteuil du hall, m’attendant, le chapeau abaissé jusqu’à l’arête du nez, le mégot-cloporte collé à une commissure de la bouche, les mains croisées sur le vide de sa braguette, pareilles à une vieille paire de gants en laine grise abandonnée.
J’émets ce léger bruit, mi-sifflement, mi-trille, que seul un ornithologue compétent pourrait identifier, mais que tues proches reconnaissent bien et qui vient les chercher au plus fort des foules, embarras de voitures, voire même embarras gastriques.
La Vieillasse tressaille, relève le bord de son immortel bada, ramène de la langue son clope au milieu de sa bouche et me bêle un sourire radieux comme l’abbé Désange.
— Je commençais à m’inquiéter, dit le Fossile avec un aplomb qui ne manque pas de fil.
— C’est ce que je vois, fais-je. Viens, vieille loque, je t’offre l’apéritif sur le port.
Ce sont là des mots qui lui remonteraient le moral s’il en était besoin. La Pine passe quatre doigts entre le bord douteux de sa chemise et son cou plissé, comme si sa limouille lui comprimait la pomme d’Adam ; il s’agit d’un tic car il porte des limaces trop grandes d’au moins quatre tailles.
L’air est limpide comme le livre de comptes officiel d’un usurier. La mer fait du zèle et si tu veux bien monter sur un banc, tu apercevras les côtes de Corse sur la gauche. On se sent léger, serein. Mon passage dans la cabine de la Banque Jean Foutré m’a rendu joyeux. Je vis un instant tonique qui me propose un futur envisageable. Je largue, pour un laps de temps béni, cette désagréable certitude d’être provisoire, vain et putrescible. Je me prends même à siffloter au volant de ma chignole, en longeant la Promenade des Rosbifs, si pimpante, si unique, si radieuse.
Comme le ciel est avec nous, je trouve une superbe place pour mon automobile. Un vieux pêcheur occupé à ravauder les filets pour le compte du syndicat d’initiative, m’apprend, entre deux coups de Nikon, où se trouve le Chapeau Pointu. A deux cents mètres linéaires de là, dans une petite rue pentue, entre un poissonnier et un bureau de « recette auxiliaire » désaffectée des P.T.T. (en français pet tété).